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Oncle Doj a réussi à congédier la plupart de mes hôtes. Je n’ai bientôt plus partagé mon réduit qu’avec Thai Dei, son fils To Tan et Sahra. Sahra s’occupait du bébé et s’efforçait de concocter des repas, même si la cantine de la Compagnie nourrissait en principe tout le monde dans le terrier. Il fallait qu’elle s’occupe. Thai Dei me suivait presque partout. Sahra et lui demeuraient léthargiques, fermés ; à eux deux, ils faisaient un demi-être humain.

J’ai commencé à m’inquiéter. Ils appartenaient à un peuple robuste, habitué à encaisser de cruelles épreuves. Ils auraient dû commencer à reprendre du poil de la bête.

J’ai réuni les cerveaux de la clique : Clétus, Loftus, Longinus, Gobelin, Qu’un-Œil, Otto et Hagop.

« J’ai des questions, les gars.

— Faut absolument qu’il soit là, lui ? » Gobelin faisait allusion à Thai Dei.

« T’occupe pas. Ignore-le.

— Quel genre de questions ? a demandé Qu’un-Œil.

— Jusqu’à présent, nous n’avons pas eu de gros problème de maladie au sein de la Compagnie. Mais le choléra et la fièvre typhoïde se développent dehors, sans parler de la bonne vieille épidémie de dysenterie. Nous, ça va ? »

Gobelin a marmonné quelque chose et laissé échapper un pet bruyant.

« Barbare, a fait Qu’un-Œil. Pour nous, ça va parce qu’on suit à la lettre les préceptes d’hygiène de Toubib. Seulement on ne va pas pouvoir continuer de les appliquer longtemps. Le combustible va manquer. Et il y a ces Nyueng Bao. Ce n’est pas dans leur nature de faire bouillir leur eau, de rester propres et d’éviter de chier là où l’envie les prend. On les a tenus dans le droit chemin pour l’instant, mais ça ne va pas durer.

— Voilà quelques jours que le temps est couvert et mauvais, à ce que j’ai entendu. Est-ce qu’on collecte de l’eau de pluie ?

— Largement assez pour nous, m’a répondu Loftus. Mais pas pour nous et eux, sans parler de réapprovisionner les citernes.

— C’est ce que je craignais. Pour le combustible, je veux dire. Les gars, vous connaissez une façon d’accommoder le riz et les haricots sans cuisson ? »

Personne n’en connaissait. « Peut-être qu’en les laissant tremper longtemps ça aiderait, a suggéré Longinus. Ma mère faisait ça.

— Bordel, il va bien falloir résoudre la question. Mais comment ? »

Gobelin a paru réprimer un petit sourire secret, comme s’il avait son idée. Il a échangé un regard avec Qu’un-Œil.

« Vous avez quelque chose, les gars ?

— Pas encore, m’a dit Gobelin. Il y a une expérience qu’on n’a pas encore tentée.

— Alors tentez-la.

— Après la réunion. On aura besoin de ton aide.

— Formidable. D’accord. Est-ce que quelqu’un peut me dire ce qui se raconte en ville à propos de notre disparition ? »

Hagop a toussoté, s’est éclairci la gorge. Il ne parlait guère d’habitude, ce qui fait que tout le monde s’est tu pour l’écouter. « J’ai fait le piquet dans les postes avancés. Des fois, on surprend des conversations. Je ne crois pas qu’on ait redoré notre blason. D’autre part, on n’a pas trompé grand monde non plus, j’en ai peur. Ils ne parlent pas beaucoup de nous, mais personne ne gobe qu’on s’est fait la belle. Ils pensent qu’on s’est démerdés pour creuser un trou et le remplir de bibine, de femmes et de victuailles, qu’on a refermé la trappe et qu’on n’en sortira pas avant qu’ils soient tous bien morts.

— Les gars, j’ai cherché de mon mieux la bibine, les femmes et la bonne chère, mais je n’ai pu trouver que le trou. »

Tout à trac, Otto a déclaré : « L’eau ruisselle.

— Quoi ?

— C’est vrai, Murgen. Il y en a déjà un mètre cinquante tout au fond.

— L’inondation de la ville changerait la donne à ce point ? Non ? C’est dû à quoi ? »

Gobelin et Qu’un-Œil ont échangé des regards lourds de sens.

« Quoi ? ai-je répété.

— Après notre expérience.

— D’accord. Vous autres, les gars, vous connaissez les problèmes. Allez voir s’il y a quelque chose à y faire. »