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Ombrelongue aurait pu être le fruit d’une de mes élucubrations. C’était un personnage franchement effrayant. Grand, maigre, nerveux, tantôt emporté par des accès de fureur et tantôt la proie de sortilèges soudains qui le faisaient trembler comme une crise de malaria. Il portait une sorte de longue tunique flottante noire qui cachait sa silhouette morbide et décharnée. Il mangeait rarement et alors se contentait de picorer. On aurait pu le croire rescapé d’une famine.
Des fils d’or et d’argent scintillants, brodés ou tissés dans sa robe, lui offraient la protection de dizaines de sortilèges permanents. De prime abord, il paraissait cent fois plus paranoïaque que Toubib. Mais il avait ses raisons. Le monde entier regorgeait de gens qui voulaient rôtir sa carcasse osseuse, et ses amis les plus proches étaient Mogaba et Lame.
Le Hurleur n’en était pas un. C’était un allié.
Une des obsessions d’Ombrelongue, c’était la Compagnie noire. Je ne comprenais pas pourquoi. Logiquement, nous n’aurions pas dû l’inquiéter. Nous n’étions pas des tueurs de mondes.
Son visage, qu’il gardait masqué sauf quand il était seul, ressemblait à un crâne. Ses traits cireux et blêmes étaient figés dans une expression permanente de peur. Impossible de deviner son ethnie de naissance. Des taches roses cernaient ses yeux d’un gris délavé, mais je ne crois pas qu’il était albinos. J’ai tiré parti du potentiel de Fumée, effectué des sauts de puce à travers le temps pour parvenir plus vite aux choses intéressantes. Pas une seule fois je n’ai vu Ombrelongue ôter complètement sa tenue. L’homme ne prenait pas de bain. Il ne se changeait jamais. Il portait des gants en permanence.
Dernier des quatre Maîtres d’Ombres, désormais l’unique, il régnait en tyran incontesté sur la ville de Prenlombre et en demi-dieu dans sa forteresse de Belvédère. La moindre de ses lubies pouvait engendrer cent terreurs et faire courir dix mille hommes pour le satisfaire. Et pourtant il menait une vie de prisonnier, sans espoir de libération.
Belvédère est, à une exception près, l’ouvrage de main d’homme le plus méridional qui soit. J’ai tenté de m’aventurer plus loin que cette forteresse. Quelque part dans les brumes au-delà de Prenlombre se trouve Khatovar, la destination de notre périple depuis des années. Y jeter juste un coup d’œil serait merveilleux.
Fumée refuse d’aller plus au sud.
Le simple nom de Khatovar le rendait déjà fou du temps où il était valide. C’était à cause de Khatovar qu’il avait trahi la Radisha et le Prahbrindrah Drah, voilà des années. Cette hantise avait dû s’imprimer dans sa chair et son âme.
La forteresse d’Ombrelongue était titanesque. Belvédère ridiculisait par ses dimensions tous les édifices humains qu’il m’avait été donné de voir jusque-là, y compris la gigantesque tour de Madame à Charme. Débutée vingt ans plus tôt, sa construction phagocytait toutes les ressources de Prenlombre, cette ville qui portait le nom de Kiaulune avant l’arrivée des Maîtres d’Ombres. Kiaulune signifie « Porte de l’Ombre » en langue locale.
Les maçons travaillaient jour et nuit. Ils ne connaissaient pas de repos. Ombrelongue avait décidé qu’il fallait achever sa forteresse avant que ses ennemis ne s’en prennent à lui. S’il gagnait cette course, pensait-il, il deviendrait maître du monde. Aucune puissance de cette terre, du ciel ou de l’enfer ne serait en mesure de lui nuire dans un Belvédère terminé. Pas même les ténèbres qui l’effleuraient chaque nuit de leurs terreurs.
L’enceinte extérieure de Belvédère s’élevait à plus de trente mètres. Allez trouver des échelles de cette taille !
Des inscriptions de cuivre, d’or et d’argent rutilaient sur les plaques d’acier qui recouvraient la surface rugueuse des murs de pierre en façade. Des bataillons d’ouvriers consacraient leurs journées entières à polir et lustrer ces runes.
Je ne pouvais pas les lire, mais je savais qu’elles ancraient de puissants sortilèges de défense. D’ailleurs, les sortilèges d’Ombrelongue se superposaient partout à Belvédère, couche sur couche. Pour peu qu’on lui en laisse le temps, il camouflerait chaque mètre carré de la forteresse sous un impénétrable lacis de sorcellerie.
Au coucher du soleil, tout le site de Belvédère s’embrasait de mille feux. D’étincelants bulbes de cristal surmontaient chaque tour et donnaient l’impression d’une forêt de phares. Ces dômes de cristal servaient à Ombrelongue de postes d’observation et d’abris contre ce qui le terrifiait. Les puissantes lumières éradiquaient toutes les ombres.
Il avait peur de ce qu’il maîtrisait mieux que tout au monde. Au fond, la Compagnie noire, pour lui, n’était qu’un désagrément comparable à un moustique bourdonnant.
Même inachevée, Belvédère m’impressionnait profondément. Quelle sorte de fou à l’orgueil démesuré fallait-il être pour relever le défi d’une confrontation impliquant de passer outre une telle forteresse ?
Mais Ombrelongue avait des ennemis moins impressionnables que moi. Pour certains d’entre eux, aucune forteresse sur terre, ni même le temps, ne signifiait grand-chose. Ils le dévoreraient maintenant ou plus tard, à l’instant où il baisserait sa garde.
Il avait choisi d’abattre ses ultimes cartes dans un jeu où les risques étaient aussi effroyables que les gains potentiels énormes. Il était trop tard pour se retirer de la partie. Il serait vainqueur ou victime.
Ombrelongue vivait dans la salle de cristal qui coiffait le donjon de Belvédère. Il dormait rarement, par peur de la nuit. Il passait des heures et des heures le regard braqué vers le sud, vers la plaine de pierre scintillante.
Un cri rauque a stridulé au-dessus de la ville sinistre. Les habitants de Prenlombre l’ont ignoré. Quand ils pensaient un tant soit peu à l’étrange allié de leur maître, c’était pour espérer que, par un revirement du sort, il lui déroberait son arme redoutable. Les habitants de Kiaulune étaient las, brisés, désespérés, pire encore que les Jaicuris au plus profond de leur abattement pendant le siège de Dejagore.
Presque tous étaient trop jeunes pour se remémorer une époque où leurs vies n’étaient pas plus conditionnées par les pouvoirs d’un Maître d’Ombres que par ceux de leurs dieux perdus.
Même Ombrelongue ne pouvait empêcher les rumeurs de se propager. Même au cœur de son empire, il fallait que des gens voyagent ; or les voyageurs colportent toujours des histoires. Certaines sont parfois vraies. Les gens de Prenlombre savaient qu’une menace venue du nord approchait.
Toutes ces rumeurs s’échafaudaient autour d’un nom : celui de la Compagnie noire. Personne ne s’en réjouissait. Ombrelongue était un vrai diable, mais beaucoup de ses sujets craignaient que sa chute n’annonce une saison bien plus funeste encore.
Hommes, femmes et enfants, les habitants de Prenlombre étaient au fait d’un vrai grand secret de l’univers : derrière chaque péril dont on peut apercevoir le visage se cache toujours un spectre plus dangereux encore.
Si Ombrelongue gesticulait, infligeait peines et tourments, c’était parce que lui-même était soumis à mille terreurs.
C’était hideux, là-bas. Si épouvantable que j’ai voulu revenir quelque part où il ferait plus chaud, où quelqu’un me prendrait dans ses bras et me dirait que l’obscurité n’était pas partout synonyme de menace à l’affût. Je voulais ma Sarie, ma clarté dans la nuit qui régit le monde. « Fumée, ramène-moi chez moi. »