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La Compagnie s’est glissée dans la pluie et l’obscurité nocturne puis, après avoir franchi une passerelle branlante faite de bric et de broc et atteint le pied de l’escalier menant au chemin de ronde, a opéré sa jonction avec les Tagliens de la compagnie al-Khul. Gobelin en tête, nous nous sommes avancés le long de la muraille et avons pris aux Nars et à leurs Tagliens la porte nord et la barbacane. Gobelin et son sortilège soporifique nous ont simplifié la tâche. Il n’y a eu aucun blessé. Dans notre camp.

Le dernier corps n’avait pas encore touché l’eau baignant la muraille que déjà Gobelin, les autres cadres de la Compagnie et moi rebroussions chemin pour nous emparer de la porte ouest et de sa barbacane.

Avec les portes en nos mains, nous pourrions agir à l’insu des hommes de Mogaba.

Loftus et ses frères se sont mis au travail dans la tour du milieu (il s’en trouvait trois entre les deux portes) Contrairement à la muraille qui consistait en deux façades en pierres remplies de gravats, les tours n’étaient pas solides. Elles devaient être creuses pour abriter les arbalétriers et leur permettre de tirer en enfilade le long du mur. Les gars ont entrepris d’ouvrir un passage vers l’extérieur depuis le plancher le plus proche du niveau de l’eau.

Les Nyueng Bao ont remonté le reste des vivres à la surface. Les femmes brûleraient les derniers combustibles pour cuisiner pour tout le monde. Je voulais que chacun prenne des forces. Beaucoup d’entre nous n’avaient que la peau sur les os, maintenant.

Quand le soleil s’est levé le lendemain, les Nars du donjon n’ont rien découvert de nouveau par rapport à la veille, à part qu’il pleuvait moins. Ils n’ont reçu aucun signal des barbacanes nord et ouest, mais n’ont pas paru s’en inquiéter.

« Il n’y a plus des masses de corbeaux, a remarqué Gobelin alors que le soir tombait.

— Peut-être qu’on les a tous bouffés. »

La nuit est revenue. Tout le monde s’est remis au travail. Les martèlements, les heurts et les éboulements de maçonnerie dans l’eau se sont sans doute entendus dans toute la ville, mais nul ne nous a vus et rien ne sautait aux yeux à l’aurore, à part l’absence de plusieurs bâtiments en ruine.

Le lac continuait de baisser lentement. Le temps restait humide.

Les radeaux fabriqués par les charpentiers étaient amarrés à l’extérieur, contre la muraille. Tout ce qui flottait entrait dans leur construction. Jusqu’à l’occasionnel tonneau de bière vide.

Cet après-midi-là, nous avons mis la main sur du bon bois quand Mogaba a envoyé trois radeaux à la porte nord pour découvrir pourquoi personne ne répondait à ses signaux.

Nous n’avons pas pu empêcher que l’embuscade soit repérée de la citadelle. Mogaba n’a plus gaspillé ni hommes ni matériel.

 

Loftus et ses frères soutenaient que la meilleure embarcation devait être longue et étroite pour permettre à beaucoup de monde de ramer tout en réduisant la résistance frontale de l’eau. Travaillant dans un mètre d’eau, les trois frères et quelques Tagliens qualifiés assemblaient l’un après l’autre des radeaux pouvant contenir dix adultes ou plus. En faisant feu de tout bois, ils en ont construit quarante et un. Ils estimaient que cette flotte pouvait transporter sept cents personnes, dont plus de la moitié seraient débarquées sur la rive pendant que les autres ramèneraient les embarcations au point de départ pour un nouvel effectif de passagers et un appareillage avant l’aurore.

Ainsi, mille deux cents personnes pouvaient s’échapper en une nuit. Suffisamment pour établir une tête de pont relativement solide sur une rive dont nous n’avions pas l’assurance qu’elle était tenue par des amis.

Problème. La population censée se déplacer sans se faire repérer excédait cette évaluation. J’avais mes quarante gars de la vieille équipe, plus de six cents Nyueng Bao et bien plus de Tagliens, d’esclaves libérés et de volontaires jaicuris que je l’avais cru.

Lanore Bonharj voulait emmener près de mille hommes avec leur entourage. Impossible que tout ce monde effectue le voyage en une nuit.

« Voilà ce que tu vas faire, m’a dit Qu’un-Œil. Tu n’embarques qu’une vague la première nuit. Tire au sort la répartition à bord afin d’éviter toute bousculade et toute panique au moment de l’embarquement. Arrange-toi pour que chaque groupe soit représenté à peu près proportionnellement à sa taille. Comme ça, personne ne viendra ergoter. Dépote tes cinq cents types et quelques avec la consigne de construire un camp. Fais revenir et amarrer les radeaux, et termine l’évacuation en deux voyages le lendemain.

— Quel génie, ai-je répliqué. Il faudra que tu sois du voyage, ou Gobelin, au cas où.

— Ça ne devrait pas être nécessaire.

— Pourquoi pas ?

— La rive n’est plus si dangereuse.

— Alors pas besoin de se retrancher. On peut envoyer les Nyueng Bao et leurs familles d’abord.

— Ça va plaire, tiens.

— Des femmes, des enfants et des vieux ? Bah, ça ira. Je te le parie. Ajoutons ceux qui dépendent des Tagliens. Pas trop de Jaicuris en revanche, sans quoi c’est toute la ville qui fera la queue. On essaie d’évaluer combien ça fait en tout, et puis on tire au sort pour les places qui restent. »

Trente Tagliens, cinq gars de la Compagnie noire et quinze guerriers nyueng bao ont été désignés pour partir avec le premier groupe. Nous aurions cinquante épées sur le rivage.

Doj ronchonnait contre cette stratégie parce que, l’espace d’une nuit, sa tribu serait divisée. « Très habile, soldat de l’obscur. » Allons bon, il remettait ça ? « Tu nous retiens en otages, nous les guerriers.

— Si tu veux y aller, va. Vous êtes plus nombreux que nous. Prenez les radeaux. »

Il s’est encore renfrogné mais a décliné la proposition d’un geste.

« Ce n’est que pour une nuit, l’oncle. Et quinze guerriers les accompagneront. Ils seront tirés au sort, en sorte que tu seras peut-être même l’un d’entre eux. »

 

Qu’un-Œil et Gobelin ne voulaient pas partir. « Je ne vais nulle part ce soir, m’a déclaré Qu’un-Œil.

— Ni moi non plus », a renchéri Gobelin.

Ils avaient leur air chafouin de rois de la magouille. « Et pourquoi pas ? » Je les sentais prêts à faire un grand numéro.

« Ça craint pour nous, là-bas », m’a avoué Qu’un-Œil, suite à la vaine tentative de Gobelin pour me convaincre de son désir altruiste de soulager le monde en émoussant la cruauté de Mogaba. « Cette garce de Génépi. Lisa Daele Bowalk. Elle nous attend là-bas.

— Qui ça ? » Le nom ne me disait rien.

« Lisa Bowalk. De Génépi. La sale garce. Qui avait foutu le camp avec Marron Shed. Le pourvoyeur de cadavres. Trans’ l’a prise comme apprentie après que la Compagnie est partie en cavale. Elle était là quand on a liquidé Trans’. Le Vieux l’a laissée filer. Eh ben, elle est là, elle rôde. Elle attend l’occasion de se venger. Elle a déjà essayé deux fois.

— Et vous ne vous êtes jamais donné la peine de m’en parler ? » Une saine dose de scepticisme est de rigueur chaque fois que Qu’un-Œil extériorise un peu de passion à propos de quoi que ce soit.

« Ce n’était pas un problème jusqu’à maintenant. » Pourquoi discutailler ? La vérité paraissait limpide. Ces deux-là s’étaient mis à gauche un petit butin de guerre et ne voulaient pas le laisser sans surveillance. Ni l’abandonner à la seule responsabilité de l’autre. « Tirage au sort comme tout le monde », leur ai-je dit.

 

Bonharj, oncle Doj, Gobelin et Qu’un-Œil me lançaient tous des regards noirs. « Je ne devrais pas avoir à m’y coller. »

Qu’un-Œil a gloussé. « Peut-être pas, mais c’est toi-même qui as proclamé que tout le monde devait y passer. »

Je n’avais pas encore tiré. L’embêtant, c’est que le résultat était tout vu. Il ne restait plus qu’une pierre dans le pot. Cinq cailloux noirs avaient été alloués à la Compagnie et quatre seulement avaient été tirés. J’allais partir vers le rivage avec la première vague. Pourquoi mes petits drôles avaient-ils l’air si réjoui ? « Prends ton caillou et va boucler tes valises », a dit Gobelin. Ils n’auraient pas pipé le tirage au sort, quand même ? Bah bah bah, pas ces deux-là. De vrais parangons de vertu.

« Quelqu’un veut acheter ça ? » Je montrais le prévisible caillou noir.

« Des nèfles, gamin, a dit Qu’un-Œil. On se démerdera sans toi. Une fois de plus. Qu’est-ce qui pourrait mal tourner en une seule journée, de toute façon ?

— Avec vous comme responsables ? » Ça ne me semblait pas correct : j’allais fouler la rive avant que le dernier frère de la Compagnie noire n’ait quitté la ville.

« Allez, prépare tes affaires et vas-y, m’a répété Gobelin. Il fera nuit d’ici une heure. »

Il pleuvassait toujours. L’obscurité tomberait de bonne heure, certes, mais pas assez tôt pour permettre d’effectuer deux traversées en ramenant les embarcations sans être vu. Chiasserie.

 

Sahra ployait sous un tas de bricoles et six livres de riz et de haricots. Je trimballais un sac contenant une tente nyueng bao, des couvertures, différents objets utiles en campagne, et je cramponnais en outre To Tan perché sur ma hanche. Ce gosse était le petiot le moins incommodant que j’avais jamais connu.

Thai Dei n’avait pas tiré de caillou noir.

J’entendais profiter de son absence.

On est sortis du terrier, on a descendu les escaliers et marché jusqu’à la muraille, puis on est montés sur le chemin de ronde et, après avoir longé les créneaux sur quelque distance, on est descendus dans la tour du milieu. Je me serais volontiers contenté de cet exercice.

Sur mon radeau, il n’y avait que des Nyueng Bao, à part moi et Rudy le Rouge. Les Nyueng Bao ont attendu patiemment leur tour. Les gars dans la tour, contraints de travailler avec un minimum de lampes, se montraient patients aussi. Le moral était bon.

« Doucement », m’a recommandé Clete au moment où j’embarquais. J’ai aidé les enfants qu’il me passait à s’installer. « Je t’ai choisi un bon rafiot, chef, mais il chavirera si vous répartissez mal les charges. M’dame. » Il a aidé Sahra. Elle a répondu à sa courtoisie par un sourire éblouissant.

« Merci, Clete. À demain soir.

— Ça roule. Dégottez-nous du bétail et des danseuses.

— Je ratisserai les environs.

— Mettez-vous à genoux. Il faut abaisser au maximum le centre de gravité de cette fichue barcasse pour éviter qu’elle ne gîte. »

J’ai fait un tour d’horizon du regard. Nous étions prêts à partir.

Six hommes nyueng bao étaient à bord. Ils pagayeraient. Cinq ramèneraient le radeau. Eux, Rudy, moi et un autre Nyueng Bao boiteux âgé d’environ cinquante ans étions les seuls hommes du radeau. Il y avait en outre quinze ou seize gamins et moitié autant de femmes. Nous étions à l’étroit, mais les Nyueng Bao sont de petits gabarits. Quand je me suis proposé pour les aider, les rameurs ont perdu leur faculté de comprendre le taglien.

« S’ils tiennent à se crever le cul, laisse-les donc faire.

— T’as raison. Mais mets-la en sourdine. On essaie de filer sans faire remarquer, je te rappelle. »

Les Nyueng Bao se sont révélés des bateliers expérimentés. Ce qui n’aurait pas dû nous surprendre étant donné leurs origines.

Ils sont demeurés aussi silencieux que des feuilles qui tombent. Et ils nous propulsaient rapidement. Des rameurs tagliens manœuvraient les radeaux qui nous précédaient immédiatement. Non seulement ils faisaient beaucoup de bruit, mais ils étaient lents. Avec tout juste une consigne chuchotée, mes rameurs ont obliqué à droite et entrepris de les doubler.

D’une façon générale, la discrétion était bien mal assurée. Les rames claquaient dans l’eau. Des gens se cognaient, grommelaient, entrechoquaient leurs rames, quand ce n’était pas carrément des radeaux qui se heurtaient. Mais des bruits montaient du lac toutes les nuits et, ce soir, le crachin étouffait une partie du raffut. En outre, évidemment, on s’éloignait en droite ligne de la ville. La lueur émise par la tour éventrée servait de fanal pour la navigation.

Mes rameurs n’ont pas dû la garder tellement à l’œil. On a dérivé hors de son axe et on l’a bientôt tout bonnement perdue de vue.

Quelqu’un a sifflé.

Les rames se sont suspendues. Même le murmure des petits a cessé : les mères leur plaquaient la main sur la bouche ou leur faisaient prendre le sein.

Je n’ai rien entendu.

Nous avons attendu.

Sahra a posé légèrement sa main sur mon avant-bras pour nous rassurer.

Puis j’ai entendu : on pagayait maladroitement quelque part. Un radeau s’était décalé encore plus que nous. Sauf que… celui-ci avançait à contresens.

Il était trop tôt pour cela.

Les bruits ont gagné en netteté.

L’autre embarcation nous arrivait droit dessus, si proche qu’on aurait dit que ses occupants nous avaient vus malgré l’obscurité et la pluie.

Une voix a dit quelque chose doucement, juste une parole chargée de colère. Dans la langue de Gea-Xle. J’avais saisi peut-être vingt mots, dont aucun ne faisait sens pour moi.

Mais je n’avais pas besoin de les connaître. J’avais reconnu la voix.

C’était celle de Mogaba.

On ne l’avait pas vu partir de jour. Depuis les barbacanes nord et ouest, on pouvait embrasser du regard presque toute la surface du lac.

Donc il était parti au plus tard la nuit précédente. Ce qui, en corollaire, expliquait pourquoi notre saisie des barbacanes n’avait pas suscité de rétorsion.

Qu’est-ce que Mogaba était allé fabriquer là-bas ?

Les Nars se sont enfoncés à coups de rames dans l’obscurité. Nous avons repris notre route. Je suis resté perdu dans mes pensées jusqu’à ce que le radeau racle le sol et me projette en avant.

Sahra et moi avons empoigné nos bagages, soulevé To Tan et pris pied sur le rivage. Le petit bonhomme roupillait au bras de sa tante comme dans le lit d’un palais.

Quelques instants plus tard, je me suis rendu compte que mes compagnons, quoique ignorant la langue taglienne, s’attendaient à ce que j’assume le rôle de chef ici aussi. Une idée d’oncle Doj, sans aucun doute, et qui vaudrait seulement jusqu’à ce qu’il arrive à son tour.

« Rudy, occupe-toi de faire dresser un camp. » Nous nous étions rabattus sur l’axe de navigation de la flottille et, où nous avions accosté, les autres venaient nous rejoindre en savourant le miracle de la vie hors des murs de Dejagore.

Faire le pied de grue dans la pluie et le vent au beau milieu de la nuit ne me faisait pas l’effet d’un progrès flagrant, pourtant.

« Au boulot, m’sieur dames. On ne peut pas rester plantés là. Commencez à monter vos abris. » Nous disposions des tentes que les Nyueng Bao avaient emportées pour leur pèlerinage. Nous avions aussi des couvertures pliées au sec à l’intérieur des toiles. « Allez glaner du bois mort et allumez quelques feux. » Peut-être plus facile à dire qu’à faire par ce temps. « Bubba-do. Choisis quelques hommes et délimite un périmètre. Toi. Joro ? C’est bien ça ton nom, sergent ? » Je parlais à l’un des soldats tagliens. « Envoie des patrouilles. Allez ! Allez ! Il y a peut-être des gens qui en veulent à notre peau dans les parages, va savoir. » Mais assez vite ça paraît secondaire quand on est à bout et trempé.

Bien qu’au bord de l’épuisement, j’ai donné l’exemple. Sahra m’a suivi et aidé. Je braillais mes consignes et on se relayait auprès du bébé. J’imaginais le tableau d’un grand reître historique du genre Khromback le Terrible commandant ses hordes avec un bébé puant niché au creux du bras.

To Tan était un brave petiot, mais il fallait sans cesse le changer.

Bientôt, tout le monde s’est activé avec zèle. On a monté des abris, coupé des buissons. De petits feux ont pris vie, vigueur, et ont dégagé suffisamment de chaleur pour permettre de cuisiner du riz. Pour la cuisson, nous avons collecté de l’eau de pluie dans les marmites grâce aux toiles de plusieurs tentes. Il serait bientôt difficile pour tout le monde d’être plus mouillé que nous ne l’étions déjà.

Nous avons même chargé plusieurs paquets de broussailles sur les radeaux qui repartaient vers la ville. Ainsi nos amis pourraient-ils cuisiner un peu, eux aussi.