30
Quelque chose m’avait agrippé. J’étais entraîné avec une telle vigueur qu’il n’était pas question de me débattre. Je ne savais plus qui j’étais ni où je me trouvais. Je savais seulement que je dormais et que je refusais de me réveiller.
« Murgen ! » a crié une voix lointaine. On m’a tiré plus fort. « Murgen, allez ! Reviens à toi ! Lutte, gamin ! Lutte ! » J’ai lutté.
Mais c’était contre cette voix que je luttais. Elle voulait m’amener quelque part où l’essentiel de moi-même ne voulait pas aller. La souffrance m’attendait là-bas.
J’étais tiré de plus belle : la force me halait avec une puissance irrésistible.
« C’est bon ! a crié quelqu’un. On va le récupérer, maintenant. »
Je connaissais cette voix…
C’était comme émerger d’un coma, sauf que je me souvenais du voyage dans ses moindres détails. Dejagore. La plus infime douleur, toutes les horreurs, toutes les peurs. Mais déjà les angles acérés s’émoussaient. Les liens se dissolvaient. J’étais ici, maintenant.
Ici ? Quel quand et quel où définissaient cet ici ? J’ai essayé d’ouvrir les yeux. Mes paupières n’ont pas obéi. J’ai voulu bouger. Mes membres sont restés inertes.
« Il est revenu à lui.
— Tirez ce rideau. » J’ai entendu la lourde étoffe coulisser. « Est-ce que ça va continuer d’empirer ? Je croyais qu’on avait censément passé le pire ? Qu’il ne pouvait plus sombrer si profondément et nous donner autant de fil à retordre pour le ramener parmi nous. »
Oh ! Cette voix était celle de Toubib. Le Vieux. Seulement le Vieux était mort, puisque je l’avais vu se faire tuer… À moins que ? N’était-ce pas Endeuilleur que je venais de quitter, encore vivant bien après ce moment-là ?
« Eh bien, il n’a pas écouté. Mais il ne pourra qu’aller mieux maintenant. On a passé le cap, le plus difficile est fait. À moins qu’il veuille rester dans l’égarement. » J’ai ouvert un œil.
Je me trouvais dans une pièce sombre. Je ne l’avais jamais vue auparavant, mais elle appartenait sans aucun doute au palais de Trogo Taglios. Chez nous, quoi. Je n’avais jamais vu cette pierre de construction employée ailleurs. Que je ne reconnaisse pas certaines parties du palais n’avait rien d’étonnant. Les princes de Taglios l’avaient tous agrandi pendant leur règne. D’après les on-dit, seul le vieux sorcier royal Fumée connaissait les lieux comme sa poche. Et Fumée n’était plus avec nous. Je ne sais pas ce qu’il était advenu de lui par la suite, mais, voilà plusieurs années, il s’était fait écharper par une créature surnaturelle avec laquelle il n’était pas d’accord et qui avait tenté de le dévorer. Un coup de pot, parce que c’est sur ces entrefaites qu’on avait découvert qu’il s’était fait suborner par Ombrelongue et qu’il était passé dans le camp des Maîtres d’Ombres.
Je me suis étonné moi-même. Malgré un mal de crâne de tous les diables, mes esprits, d’un coup, recouvraient une parfaite lucidité.
« Il a ouvert un œil, chef.
— Tu m’entends, Murgen ? »
J’ai testé ma langue et produit un charabia pâteux.
« Tu as écopé d’un autre de tes sortilèges. On essaye de te ramener depuis deux jours. » Toubib avait l’air contrarié. Comme si je lui causais des soucis à dessein ? « C’est bon. Vous connaissez la procédure. Mettez-le sur ses pieds et faites-le marcher. »
Je me souvenais avoir déjà subi ce traitement à plusieurs reprises. J’étais moins troublé maintenant, plus à même d’opérer la distinction entre passé et présent.
Ils m’ont levé. Gobelin s’est glissé sous mon aisselle droite. Toubib m’a enveloppé de son bras à gauche, puis il m’a soulevé.
« Je me souviens de ce que je dois faire », ai-je dit.
Ils n’ont pas compris.
« T’es cramponné au présent, Murgen ? Tu ne vas pas nous glisser dans le passé encore un coup ? »
J’ai répondu d’un signe de tête. Je pouvais communiquer de la sorte. Peut-être pouvais-je utiliser la langue des sourds.
« Encore Dejagore ? » a demandé Toubib.
Toutes les connexions étaient faites intérieurement. Y compris un certain nombre dont j’aurais préféré me passer. J’ai tenté de parler à nouveau. « Même nuit. À nouveau. Plus tard.
— Reposez-le. Il est tiré d’affaire, a dit Toubib. Murgen, tu as trouvé des clés cette fois ? Quelque chose qui puisse nous servir pour t’arracher à ce cycle ? J’ai besoin de toi ici. J’ai besoin de toi à temps plein.
— Pas le moindre putain d’indice. » Je me suis interrompu pour reprendre haleine. Je me réadaptais plus vite, cette fois-ci. « Je ne sais même pas à quel moment j’ai été touché. Je me suis retrouvé là-bas tout d’un coup, comme un zombie, sans aucune pensée sur aucun avenir. Et puis, au bout d’un moment, je suis redevenu Murgen, sans conscience, sans anomalies comme j’en ai maintenant.
— Des anomalies ? »
Surpris, je me suis retourné. Qu’un-Œil venait de sortir de je ne sais où. J’ai remarqué que le rideau bougeait encore. Il occultait la moitié de la pièce.
« Hein ?
— Qu’est-ce que tu veux dire par « anomalies » ? »
Quand j’y ai réfléchi, je me suis rendu compte que je l’ignorais. J’ai secoué la tête. «Je ne sais pas. Ça m’échappe. À quelle époque suis-je ? »
Toubib et les sorciers ont échangé quelques regards lourds de sens. « Tu te souviens du bois du Malheur ? m’a demandé Toubib.
— Et comment ! J’en frissonne encore. » La chair de poule m’a pris. C’est alors qu’une notion-clé m’est revenue. Je ne me souvenais pas avoir vu cette salle, mais j’aurais dû. Parce que j’étais encore dans mon passé proche. Je n’étais pas aussi loin que je l’avais été à Dejagore, c’est-à-dire il y a des années de cela.
Alors j’ai tenté de me rappeler le futur.
Je m’en suis trop bien rappelé. J’ai gémi.
« Est-ce qu’il faut qu’on le relève ? » a demandé Gobelin.
J’ai secoué la tête. « Je suis solide. Réfléchissons. Combien de temps s’est écoulé entre ce sortilège et le précédent ? Combien de temps depuis notre retour du bois ?
— Tu es revenu il y a trois jours, a répondu Toubib. Je t’ai demandé de mener tes prisonniers au palais. Tu as essayé. Tu as perdu le Tresse-Ombres en chemin, dans des circonstances si suspectes que j’ai donné la consigne à tous les membres de la Compagnie de rester particulièrement sur leurs gardes.
— Il était vieux. Il est juste mort de trouille, a dit Qu’un-Œil. Y a rien de mystérieux là-dedans. »
Mon mal de crâne ne se dissipait pas. Tout cela m’évoquait vaguement quelque chose, mais ces souvenirs demeuraient confus. Les autres fois, j’avais gardé plus précisément en mémoire ce qui avait précédé immédiatement mes autres crises. « Je ne m’en souviens pas trop.
— Le Félon main-rouge est bien arrivé ici. On voulait commencer à l’interroger le soir même. Mais tu es retourné à ton appartement… Manifestement, à peine en as-tu franchi le seuil que tu t’es évanoui. Ta belle-mère, ton oncle, ta femme et ton beau-frère s’accordent tous là-dessus. Sans doute pour la première, seule et dernière fois.
— Sans doute. La vieille est comme Qu’un-Œil. Elle prend le contre-pied pour le plaisir…
— Non mais dis, gamin !
— Du calme, l’a rabroué Toubib. Donc tu t’es effondré et tu es devenu rigide. Ta femme a piqué une crise d’hystérie. Ton beau-frère est venu me chercher. On t’a sorti de là-bas pour soulager le stress de ta famille. »
Soulager le stress ? Ces gens n’avaient jamais entendu ce mot. De plus, Sarie était la seule que je considérais comme étant de ma famille.
« Ouvre la bouche, Murgen », m’a fait Gobelin. Il m’a tourné vers la lumière et a ausculté ma gorge. « Rien d’amoché ici. »
Je savais ce qui leur trottait dans la tête. Épilepsie. J’y avais pensé moi aussi. J’avais essayé de me renseigner sur la question. Mais aucun épileptique de ma connaissance n’avait été projeté dans le passé lors d’une crise. Dans un passé qui ne se conformait jamais totalement à celui que j’avais déjà vécu.
« Je t’ai dit qu’il ne s’agissait pas d’une maladie, a grondé Toubib. Quand tu trouveras la réponse, ce sera à l’intérieur de toi-même et tu te sentiras sans doute idiot de ne pas l’avoir vue plus tôt.
— S’il y a quelque chose à découvrir, on le découvrira », a déclaré Qu’un-Œil. Du coup, je me suis demandé ce qu’il nous gardait dans la manche. Et alors j’ai compris que je devais le savoir forcément puisqu’ils s’apprêtaient à me mettre au courant. Mais je ne parvenais pas à faire surgir cet avenir assez distinctement pour le lire.
Par moments, j’en avais froid dans le dos d’être moi-même.
« Est-ce que l’être sans tête était là de nouveau ? a demandé Toubib.
— Oui, ai-je dit après m’être creusé les méninges pour comprendre à qui il faisait allusion. Mais il était sans visage, chef. Pas sans tête. Il en avait une, de tête.
— C’est peut-être lui l’origine du problème, a suggéré Qu’un-Œil. Si un signe particulier te revient en mémoire à son sujet, quoi que ce soit, dis-le à quelqu’un. Ou consigne-le aussitôt par écrit.
— Je ne veux pas que ce truc arrive à quelqu’un d’autre, a dit Toubib. Tu t’imagines, mener une campagne avec des lascars risquant de s’évanouir n’importe quand et pour des journées entières ? »
J’avais la conviction qu’il n’avait rien à craindre de ce côté-là. Mais je me suis gardé de le dire pour éviter qu’ils ne me pressent de questions. J’avais envie de tout sauf qu’on me cuisine. « Il me faudrait quelque chose pour la migraine. S’il vous plaît. Un mal au crâne genre gueule de bois.
— Cette migraine, tu l’avais les autres fois aussi ? a demandé Toubib. Tu n’en avais jamais parlé.
— Oui, aussi, mais pas à ce point. Ce n’était qu’un petit désagrément. Un mal au crâne comme après quatre bières brassées par Saule Cygne et Cordy Mather, si vous voyez ce que je veux dire… »
Toubib a souri à la mention de la deuxième bière la plus exécrable du monde. « Que ce soit Gobelin ou moi, on ne t’a pas lâché du regard une minute depuis ton retour du bois du Malheur. Il paraissait vraisemblable que ça se reproduirait. Je ne voulais rien rater. »
Ça posait une question sérieuse. Vu que, depuis que je me trouve dans ce présent, je me souviens de l’avenir occasionnellement, alors pourquoi ne puis-je me rappeler les voyages dans le passé que je vais accomplir ?
Et comment avaient-ils pu me surveiller si attentivement ? Je ne les avais jamais remarqués. Or je m’efforçais de rester sur mes gardes. À tout instant, un Félon pouvait surgir de l’ombre en faisant tournoyer son foulard à strangulation.
« Et alors, vos conclusions ?
— On n’a rien remarqué.
— Mais maintenant c’est moi qui ai pris le relais, a claironné Qu’un-Œil.
— Et alors, c’est censé me mettre en confiance ?
— Tu parles d’un bêcheur, s’est renfrogné le sorcier. Dans le temps, les jeunes respectaient leurs aînés.
— Dans le temps, ils n’avaient peut-être pas l’occasion d’apprendre à les connaître.
— J’ai du pain sur la planche, a déclaré Toubib. Qu’un-Œil, tu lâches Murgen aussi peu que possible. Fais-le parler de Dejagore et de ce qui lui est arrivé. Il donnera des indices, fatalement. Peut-être qu’on ne sait pas les lire pour l’instant. Mais à force, quelque chose finira par s’éclairer. » Il est parti avant que j’aie pu rien ajouter.
Il y avait entre Toubib et Qu’un-Œil une connivence à mon propos qui m’échappait. Et peut-être y avait-il matière à inquiéter tout le monde. Cette fois, je ne me rappelais pas grand-chose de mon environnement. Tout me paraissait nouveau, et pourtant une petite créature tremblante, épouvantée, terrée au fin fond de mon esprit, me soufflait que j’étais encore en train de revivre des jours anciens dont les pires restaient à venir.
« Je crois qu’on va te ramener à la maison, gamin, a dit Qu’un-Œil. Ta femme connaîtra le remède qui te convient. »
Possible. Elle était miraculeuse. Même Qu’un-Œil, qui paraissait incapable de se fendre d’un peu de respect envers quiconque, lui témoignait, par son attitude ou ses paroles, toutes les marques d’une grande déférence. C’est une femme admirable, sûr. Mais ça faisait plaisir de voir autrui le confirmer.
« Ah, enfin quelque chose que j’avais envie d’entendre. Allons-y, mon frère. » Je ne connaissais pas le chemin.
J’ai jeté un coup d’œil par-dessus mon épaule vers Fumée et le Félon dissimulé. Tiens donc !