93
J’ai pris le temps de m’assurer que Fumée respirait toujours. Je l’ai nourri puisque j’étais là. Le nourrir et le laver me servait désormais de prétexte pour évoluer en ces lieux, au cas où quelqu’un comme la Radisha parviendrait à forcer le barrage de sortilèges de Qu’un-Œil, largement renforcé depuis que j’avais commencé à travailler avec le vieux sorcier. Ensuite j’ai essayé de me remémorer les différents détours et zigzags que j’avais empruntés la nuit où j’avais découvert la bibliothèque de Fumée. Depuis cette nuit d’angoisse, il s’était produit beaucoup d’événements.
Je savais qu’elle se trouvait au même étage. Je n’avais ni gravi ni descendu d’escalier. Et il m’était apparu que personne n’avait dérangé quoi que ce soit dans le secteur depuis la dernière visite de Fumée. La poussière et les toiles d’araignées étaient toujours là, épaisses.
Assez vite, je me suis enfoncé dans un secteur désert. C’était comme si les profondeurs du palais se muaient en un vaste labyrinthe poussiéreux qui n’avait besoin d’aucun sortilège de confusion pour se protéger.
J’ai trouvé le mort quelques minutes seulement après avoir quitté Fumée. C’est l’odeur, d’abord, qui m’a prévenu. Et le bourdonnement des mouches. Ça m’a permis d’anticiper sur ce que j’allais voir. Seule l’identité du bonhomme est restée un mystère jusqu’à ce qu’il apparaisse en bordure de la zone éclairée par ma lampe : c’était un Étrangleur. Il avait fui ici pour agoniser de ses blessures, prisonnier des ténèbres et des sortilèges de confusion.
J’ai frissonné. Ça titillait mes peurs les plus profondes, la source de mes cauchemars, ma phobie des lieux obscurs, exigus et souterrains.
Je me suis demandé si son inconstante déesse s’était délectée de sa mort sordide.
J’ai contourné le corps avec circonspection, détournant les yeux et fronçant le nez. Dans la mort, il continuait de servir l’avatar de putréfaction de Kina.
Peu après, j’ai découvert la preuve qu’au moins un autre Étrangleur s’était perdu et englué dans la confusion du palais. J’ai failli marcher dessus, l’alerte m’ayant été donnée au dernier moment par un envol de mouches dérangées par mon pas.
J’ai fait une pause. « Ouh, oh. » Celui-là paraissait assez frais. Peut-être un cinglé rôdait-il encore dans les parages, prêt à danser pour sa déesse.
J’ai repris ma progression, plus lentement et prudemment, une main posée sur la gorge. J’ai commencé à imaginer des bruits. Toutes les histoires de fantômes que je connaissais sont revenues me hanter. Tous les dix pas, je m’arrêtais, j’effectuais un tour complet sur moi-même, cherchant les hypothétiques reflets d’yeux que révélerait ma lampe. Pourquoi avais-je décidé de me lancer là-dedans tout seul ?
J’ai bientôt relevé de récentes traces de passage. M’agenouillant, j’ai reconnu mes propres empreintes dans la poussière. Quelqu’un était passé ici depuis avec une batterie de bougies. Des gouttes de cire étaient tombées sur un tapis de poussière intact. Et quelqu’un était repassé ensuite, peut-être en rampant, peut-être pour manger les gouttes de cire qu’il pouvait trouver.
J’ai écouté le silence. Si loin dans les profondeurs du palais, même la vermine était rare. Ici, les bestioles ne pouvaient que s’entre-dévorer.
Toujours prudemment, j’ai suivi les traces de ceux qui étaient venus après moi. Mon cœur battait la chamade.
Je me suis mis à éternuer. Et quand ces éternuements se déclenchaient, ils m’arrivaient en série. Je pouvais me retenir trente secondes parfois, mais je n’en éternuais que plus fort la fois suivante.
Alors je me suis mis à entendre toutes sortes de bruits. Et je ne parvenais pas à me tenir coi assez longtemps pour me convaincre qu’ils étaient le fruit de mon imagination, ou bien pour me faire une idée de leur origine, s’ils étaient réels.
Peut-être valait-il mieux remettre cette recherche à une autre fois.
Et puis j’ai vu la porte, inclinée de guingois dans l’obscurité. Je me suis arrêté et je l’ai examinée. J’avais vaguement l’impression qu’elle penchait un peu différemment. Des traces dans la poussière laissaient supposer que quelqu’un était entré depuis ma dernière visite.
Précautionneusement, sans rien toucher, j’ai contourné le battant et pénétré dans la pièce.
« Merde ! »
Elle était sens dessus dessous. Peu des livres, brochures ou rouleaux occupaient encore leur étagère ou leur niche. Les ouvrages encore en place, quand je pouvais en déchiffrer le titre, donnaient dans le prosaïque inventaire, le registre de comptes ou le rapport historique concernant des villes plus ou moins dénuées d’intérêt. Je me suis demandé pourquoi Fumée s’embarrassait de ces paperasses. Peut-être seulement pour camoufler ce qui présentait de l’intérêt ? Peut-être parce qu’il était chef des pompiers tout autant que sorcier de cour ?
En tout cas, les documents de valeur avaient disparu. Et par cela je n’entends pas seulement les volumes des annales qui nous manquaient depuis si longtemps, peut-être archivées ici, mais également un certain nombre de ce qui m’avait eu tout l’air de grimoires la dernière fois que j’avais pu y jeter un coup d’œil.
« Vacherie de vacherie ! » J’aurais voulu lancer, casser des choses, faire rebondir des cailloux sur des têtes scélérates. Avant même d’avoir trouvé une seule plume, j’étais parvenu à une conclusion assez claire sur qui s’était passé.
J’ai trouvé ladite plume.
En revenant, j’ai de nouveau entendu des bruits. Indubitablement, je ne les inventais pas. Je ne me suis pas donné la peine de mener l’enquête. Le type essayait de suivre ma lumière mais ne parvenait pas à soutenir mon allure.