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Ils ont réussi à s’en tirer, Madame et son gang excentrique. L’audace paie. Après avoir pénétré dans le camp et assassiné Tisse-Ombre, quand ils se sont fait pincer, ils ont réussi à convaincre leurs ennemis que tout était écrit et qu’il serait sacrilège de s’élever contre le destin. Je n’ai pas pu assister longtemps à leur conversion de masse. Mes intestins l’ont emporté sur ma curiosité. J’ai passé un bon moment à me vider misérablement.

Un peu plus tard, nos anciens gardes ont décidé de nous présenter à Madame en espérant que ça leur vaudrait sa clémence.

Lame nous a reconnus comme ils nous sortaient de l’enclos.

Lame, on pourrait le croire né Nar. Comme eux, il est grand, très noir de peau, musclé et dépourvu d’une once de graisse. Il parle peu mais possède une forte présence. On ne savait rien de ses origines. Il avait voyagé avec Saule Cygne et Cordy Mather, qui l’avaient sauvé des crocodiles des milliers de kilomètres au nord de Taglios. Ce qui était notoire en revanche, car il ne s’en cachait pas, c’était que Lame haïssait les prêtres, individuellement, collectivement et quel que soit le culte concerné. D’abord, je l’avais pris pour un athée réfractaire à l’idée de panthéon et de religion, mais, à mieux le connaître, j’ai conclu que c’étaient les représentants de ces religions qu’il détestait. Cela supposait une cuisante expérience dans son passé.

Peu importait désormais. Lame nous a entraînés à l’écart des gardes, Sindhu et moi. « Porte-étendard, tu pues.

— Appelle les demoiselles qui attendent. Qu’elles viennent me donner un bain. » Je ne me rappelais pas mon dernier bain. Longtemps à Dejagore, il n’y avait pas eu d’eau à gaspiller pour ces futilités.

Naturellement, maintenant, on pouvait prendre tous les bains qu’on voulait, quand bien même ce n’était pas dans une eau pure.

Lame a dégotté des vêtements corrects en allant se servir dans la garde-robe des officiers du Sud. Puis il nous a envoyés, après la toilette, les piteux médecins de campagne que Toubib avait essayé de former pour les troupes tagliennes. Ils ne savaient pas mieux que moi comment mettre un terme aux dégoulinades de merde liquide.

Le jour s’était levé quand Madame m’a reçu. Elle savait déjà que les prisonniers étaient des déserteurs de la ville. Elle était acrimonieuse. « Pourquoi as-tu fui, Murgen ?

— Je n’ai pas fui. On a décidé qu’il fallait vous joindre. J’ai perdu le tirage au… Euh… » Elle était de méchante humeur, apparemment malade elle aussi. Inutile d’en rajouter, Murgen. « Qu’un-Œil et Gobelin ont estimé que j’étais le seul type de confiance capable de passer entre les mailles du filet. Eux ne pouvaient pas quitter leur poste. Mais j’ai échoué.

— Pourquoi avez-vous éprouvé le besoin d’envoyer quelqu’un ?

— Mogaba s’est proclamé dieu. Avec l’eau qui nous entoure et tient les troupes du Sud en respect, il n’a plus besoin de ménager ses opposants.

— Les Noirs se croient au service de la déesse, maîtresse, a ajouté Sindhu. Mais leurs hérésies sont grotesques. Ils sont devenus pires que des mécréants. »

Je dressais l’oreille. Peut-être allais-je apprendre quelque chose sur la clique de Sindhu. J’avais un compte à régler avec eux. Rien ne prouvait qu’ils n’étaient pas les auteurs de mon rapt et de la tentative d’assassinat sur Mogaba.

Et pourtant je ne voyais pas non plus pourquoi ils se seraient donné cette peine.

Sindhu et Madame ont discuté. Les questions qu’elle posait avaient de vagues relents de doctrine. Sindhu avançait des réponses totalement dépourvues de sens.

À un moment donné, Madame a interrompu l’échange tant elle se sentait mal. Un petit gugusse maigrichon portant le nom de Narayan, qui traînait à proximité, a paru étrangement ravi. J’ai remarqué que Sindhu lui témoignait une grande déférence.

Tout cela ne me plaisait pas. Vu le peu que je savais de leur culte, je n’avais pas envie que ces types influencent mes capitaines.

L’entretien s’est terminé. Les sbires de Lame m’ont remmené. On m’a collé avec Cygne et Mather, sans doute parce qu’ils étaient les seuls avec qui je pouvais converser dans une langue intelligible, mais je me suis vite senti oublié.

« Qu’est-ce qu’on fait ? ai-je demandé à Cygne.

— Je ne sais pas. Cordy et moi, on suit Sa Majesté comme son ombre en faisant mine de ne pas la surveiller pour le compte du Prahbrindrah Drah et de la Radisha.

— En faisant mine ?

— Quand on veut faire un bon espion, il ne faut mettre personne au courant, pas vrai ? De toute façon, c’est Cordy qui se charge des embêtements. C’est lui qui batifole avec la Femme.

— Tu veux dire que ce n’est pas qu’une rumeur malveillante ? Il fréquente vraiment la Radisha ?

— Difficile à croire, pas vrai ? Elle se trimballe une tête de… Hé ! Cordy ! Où que t’as mis les cartes ? On s’est trouvé un pigeon qui croit savoir jouer au tonk.

— Qui croit ? Cygne, tu vas te dire que c’est moi qu’ai inventé ce jeu si on en fait une partie. »

Mather était un type physiquement anodin, un rouquin de taille moyenne qui ne sortait du lot que parce qu’il était blanc dans un pays où nul, à part les femmes de harem protégées du soleil depuis la naissance, n’avait la peau claire. « Saule ouvre un peu trop sa grande gueule une fois de plus ? a-t-il demandé.

— Ça se pourrait. J’ai fait carrière comme joueur de tonk. Bordel, c’est qu’on vous vire carrément de la Compagnie noire si vous n’êtes pas fichu de maîtriser les rudiments du jeu. »

Mather a haussé les épaules. « Alors tu vas pouvoir lui rabattre son caquet. Tiens. Distribue. Je vais voir si le grand général Lame veut se joindre à nous.

— Ça le contraindrait à lâcher Madame du regard », a grommelé Cygne. La remarque n’était pas dénuée d’aigreur, manifestement. Mather lui a adressé un sourire qui m’a confirmé cette impression.

« Qu’est-ce qu’on lui trouve, au juste ? ai-je demandé. Tous les types capables de marcher sur leurs pattes arrière, après cinq minutes passées auprès d’elle, ont l’œil hagard, la langue pendante et se cognent partout. Pourtant je l’ai côtoyée pendant des années. Je ne dirais pas qu’elle n’a pas ce qu’il faut où il faut, mais elle ne me tournerait pas la tête même en admettant qu’elle n’ait pas été la Dame et qu’elle ne soit pas mariée au Vieux. » Ce qui, littéralement, n’était pas vrai. Ils ne s’étaient même pas donné la peine de sauter par-dessus une épée.

Cygne a battu. « Qui coupe ? »

J’ai coupé. Toujours couper. Qu’un-Œil m’a appris ça.

« Elle te laisse froid, vraiment ? Mec, suffit qu’elle s’amène et j’ai le cerveau qui part au sud. En plus, elle est veuve, alors…

— Je ne crois pas.

— Quoi ?

— Elle n’est pas veuve. Toubib est toujours vivant.

— Merde. C’est bien ma veine, ça encore. Dis, on pipe la main de Cordy, on lui fait croire qu’elle est gagnante et on le ratiboise ? »

Dès que j’ai eu acquiescé, il a voulu savoir ce qui me faisait croire que Toubib était vivant. J’ai réussi à tourner autour du pot jusqu’au retour de Mather.

« Lame est trop occupé à mener ses petites intrigues, maintenant qu’il se sent près du but. Tu m’as chargé, Saule ? Non ? Mon œil. On retourne tout et on redistribue.

— Misère, c’est toujours pareil, ai-je grogné. Regardez-moi ça. » J’avais deux as, une paire de deux et un trois. De quoi rafler le pli à tout coup. « Et c’est la vraie donne, sans coup de pouce. »

Cygne a rigolé. « Pas grave. T’as rien d’autre à faire, de toute façon.

— Tout juste. Dites, les gars, pourquoi on ne ferait pas un saut à Dejagore ? Je vous paierais une chope de la bière artisanale de Qu’un-Œil.

— Aha, de la concurrence, hein ? » Cygne et Mather s’étaient lancés dans la bière dès leur arrivée à Taglios. Ils s’étaient retirés du trafic, entre autres parce que les prêtres de toutes les religions locales condamnaient la consommation d’alcool.

« M’étonnerait. La seule qualité de leur bibine, c’est qu’elle bourre la gueule.

— C’était aussi la seule qualité de notre pisse d’âne, a dit Mather. Mon cher vieux brasseur de père se retournait dans sa tombe chaque fois qu’on mettait un fût en perce.

— On ne sifflait jamais notre bière, est intervenu Cygne. Dès qu’elle était prête, on écrémait la mousse et on la déversait dans des gosiers tagliens. Et ne va pas gober ces balivernes sur son père non plus. Mather l’ancien était contrôleur des impôts, si con qu’il refusait les pots-de-vin.

— Boucle-la et distribue. » Mather a pris ses cartes. « Je te dis qu’il brassait sa bière. Le vieux de Cygne, c’est portefaix qu’il était.

— Peut-être, mais bel homme. Et joli cœur avec ça. C’est de lui que je tiens mon physique avantageux.

— T’as tout pris de ta mère. Et si tu ne fais pas un sort à ta tignasse, d’ici peu tu vas te retrouver dans le harem de quelqu’un. »

C’était une facette de ces gars que je n’avais pas eu l’occasion de découvrir. Mais je n’avais pas passé beaucoup de temps à traînasser avec eux. Ils n’étaient pas de la Compagnie. Je me suis tu, concentré sur mes cartes, et je les ai laissés me raconter qui ils étaient avant que la poussière du voyage se colle à leurs chaussures et contre toute attente fasse d’eux des vagabonds.

« Et toi, Murgen ? m’a demandé Cygne après avoir remarqué que je gagnais plus qu’à mon tour. D’où viens-tu ? »

Je leur ai parlé d’une enfance à la ferme. Une vie sans rien de bien excitant jusqu’à ce que je prenne la décision que la ferme, ce ne serait plus pour moi. J’avais signé un engagement dans l’une des armées de Madame, découvert que je n’aimais pas la façon dont les choses s’y passaient, déserté et rejoint la Compagnie noire, le seul asile contre les prévôts qui me collaient au train.

« Tu regrettes d’être parti de chez toi ? m’a demandé Mather.

— Chaque putain de jour, Mather. Chaque putain de jour. Je m’emmerdais à cultiver les pommes de terre, mais jamais une patate n’a cherché à me suriner. Je n’avais presque jamais faim, presque jamais froid, et le propriétaire était correct. Il s’assurait que ses métayers avaient de quoi subsister avant de prélever sa part. Il ne vivait guère mieux que nous. Oh, et la seule magie qu’on rencontrait, c’était celle des numéros de saltimbanques pendant les foires.

— Alors pourquoi ne pas rentrer à la maison ?

— Peux pas.

— Si t’es prudent, si tu ne donnes pas l’impression de rouler sur l’or et si tu t’abstiens de chercher des poux aux gens, tu voyageras à peu près partout sans risque. On l’a fait.

— Je ne peux plus rentrer chez moi parce que je n’ai plus de chez moi. Une armée rebelle est passée par là deux ans après mon départ à peu près. » La Compagnie avait traversé la région, s’acheminant d’un coin de malheur vers un autre où on lui mènerait la vie dure. Le pays entier avait été transformé en désert au nom de la liberté et de la lutte contre le joug de l’empire de la Dame.