27
L’obscurité ne régnait plus désormais. Il y avait des feux partout. Certains ravageaient le camp des hommes de l’Ombre, déclenchés par les artilleurs assiégés de Mogaba. D’autres consumaient la ville, allumés par les soldats du Maître d’Ombres. Des incendies rougeoyaient dans les collines, évoquant des volcans impromptus ou des pouvoirs d’une intensité ignorée depuis le temps où la Compagnie combattait les seigneurs maléfiques de l’empire de la Dame. C’était trop de lumière pour le milieu de la nuit. « Combien de temps reste-t-il avant l’aube ? Quelqu’un sait ?
— Trop, a grommelé Baquet. Tu penses vraiment qu’on se soucie de l’heure qu’il est, cette nuit ? »
Jadis, des siècles plus tôt dans la soirée, Qu’un-Œil, Gobelin ou un autre avait parlé de l’aube comme d’une échéance trop proche pour susciter l’espoir. L’optimisme général pataugeait bien bas.
Des rapports sont arrivés, tous mauvais. D’innombrables soldats du Sud se trouvaient dans la ville. Ils avaient l’ordre de foncer sur nous, de nous balayer, puis d’opérer un mouvement tournant dans la ville et sur le rempart, pour revenir à leur point de départ. Mais les Nyueng Bao ne pliaient pas. Et mes hommes non plus. Du coup, les envahisseurs tournaient en rond, commettant le plus de dégâts possible avant de se faire tuer.
Contre les Jaicuris qui se terraient peureusement dans leurs maisons avec l’espoir de se faire oublier malgré leur expérience des Maîtres d’Ombres, les soldats du Sud ont remporté quelques succès.
On pouvait comprendre qu’ils ne se jettent pas sur nous à l’unisson. Eux non plus n’avaient pas envie de mourir. Et Mogaba n’aurait pas dû s’étonner qu’une partie de la masse qu’il avait laissée entrer se tourne contre lui.
Nos gars tenaient leurs positions. Les doubles et illusions rendaient dingues les types d’en face. Ils ne savaient jamais s’ils avaient affaire à quelqu’un de réel ou non. Mais si on résistait si bien, c’était surtout parce qu’on n’avait pas le choix. On ne disposait d’aucune base de repli.
Tisse-Ombre n’aidait pas ses troupes. Il était parti là-bas dans les collines, décidé à élucider le mystère personnellement. Manifestement, il regrettait sa décision.
Une nouvelle fois, une troupe de cavaliers est revenue au galop, éclairée en contre-jour par la clarté rose. Le Maître d’Ombres n’était pas des leurs. « Gobelin ! Qu’un-Œil ! Où êtes-vous, crottes de piaf ! Il est arrivé quelque chose à Tisse-Ombre ? »
Gobelin s’est matérialisé, l’haleine empestant la bière. Ainsi donc, Qu’un-Œil et lui en avaient planqué quelques décalitres dans les parages. Il a anéanti mes espoirs. « Le Maître d’Ombres est vivant, Murgen. Mais il a dégueulassé son caleçon. »
Il a gloussé.
« Oh merde », ai-je marmonné. Le petit crapaud s’était sérieusement imbibé de leur cervoise artisanale. Si Qu’un-Œil en avait fait autant, je risquais de connaître une fin de nuit assez cocasse. Ces deux-là seraient capables d’oublier tout le reste et de rallumer leur querelle séculaire. La dernière fois qu’ils avaient pris une muflée et qu’ils en avaient décousu, ils avaient dévasté tout un quartier de Taglios.
Tout le temps, le petit-fils du porte-parole restait en retrait dans l’ombre et observait comme un de ces satanés corbeaux. Il y avait d’ailleurs beaucoup plus de ces bestioles, d’un coup.
Le vieux Sifflote est monté depuis la rue en soufflant. Il a dû faire une pause avant de parvenir au sommet. Il ahanait, toussait et crachait du sang. Il est originaire de la même région que Qu’un-Œil, mais ils n’ont rien en commun à part leur goût pour la bière. Sifflote avait rendu quelques visites au tonneau lui aussi.
Il a fait irruption sur le chemin de ronde alors que je surveillais la ville en essayant d’évaluer la gravité effective de la situation. On subissait moins de pression en cet instant.
Sifflote a haleté, toussé, craché.
Une nouvelle série de lueurs rosâtres ont éclos au pied des collines. Elles ont découpé deux silhouettes contre le ciel. Sans aucun doute possible, il s’agissait de celles d’Endeuilleur et d’Ôte-la-Vie, les effrayants personnages que Madame avait créés pour Toubib et pour elle-même afin de flanquer une trouille bleue aux sbires des Maîtres d’Ombres.
« Ce n’est pas possible », ai-je dit à mes sorciers de compagnie. Qu’un-Œil était de retour. D’une main, il soutenait Sifflote qui paraissait en proie à une crise d’asthme doublée de tuberculose. De l’autre, il portait une espèce de tige enveloppée de chiffons. « Ça ne peut pas être Toubib et Madame, ai-je poursuivi, puisque je les ai vus y passer de mes propres yeux. »
Une poignée de cavaliers s’approchaient plus ou moins de la ville. Parmi eux se déplaçait une tache d’obscurité : sans doute Tisse-Ombre. Il s’activait. Des mouches de lumière rose vibrionnaient autour de lui, il avait du mal à les repousser.
« Je ne suis pas sûr », a commenté Gobelin. On aurait dit que la peur le dessoûlait. « Je n’arrive pas à capter quoi que ce soit émanant de l’armure d’Ôte-la-Vie. Il y a une méchante tapée de pouvoir là-bas, pourtant.
— Madame n’en avait plus, lui ai-je rappelé.
— L’autre ne me donne pas l’impression d’être Toubib. »
C’eût été impossible.
Enfin, Sifflote a couiné entre deux halètements : « Mogaba… »
Plusieurs gars ont craché en entendant ce nom. Chacun avait son opinion sur notre téméraire chef de guerre. À les entendre, tout le monde voulait sa peau en ville.
Un filament rose entortillé a rejoint le groupe de Tisse-Ombre. Le Maître d’Ombres a réussi à s’en protéger lui-même, mais le filament a décimé la moitié de ses hommes. Des fragments de corps ont volé en tous sens.
« Puuu-tain ! » s’est exclamé quelqu’un, ce qui résumait assez bien le sentiment général.
Sifflote a aboyé : « Mogaba… veut savoir… si on peut dégager… quelques centaines d’hommes… pour contre-attaquer l’ennemi… à l’intérieur des murs.
— Jusqu’à quel point ce salopard nous prend-il pour des pignoufs ? a grommelé Rutilant.
— Ce chameau ignore qu’on ne le tient pas en odeur de sainteté ou quoi ? a demandé Gobelin.
— Pourquoi supposerait-il qu’on le soupçonne ? Il a une si haute opinion de ses brillantes capacités…
— Je trouve ça plutôt marrant, a croassé Baquet. Il essaye de nous baiser et, au final, c’est lui qui se fait avoir. Mieux encore, le seul moyen qu’il imagine pour se tirer d’affaire, c’est de faire appel à nous.
— Que fabrique Qu’un-Œil ? » ai-je demandé à Gobelin. On aurait dit qu’il s’affairait à charger une des balistes avec Loftus. Des chiffons jonchaient le sol à leurs pieds. Une vilaine lance noire reposait sur l’affût de l’engin.
« Je ne sais pas. »
J’ai jeté un coup d’œil à la porte la plus proche. Les Nars postés là-bas pouvaient nous voir. Mogaba ne serait pas dupe si je répondais que nous étions trop affaiblis pour lui dépêcher des secours. « Quelqu’un voit une raison pour qu’on vienne en aide à Mogaba ?» ai-je demandé. Pour tenir mon secteur, en plus de la vieille équipe elle-même, je disposais de six cents survivants tagliens de la division de Madame et d’un nombre indéfini et variable d’esclaves libérés, d’anciens prisonniers de guerre et de Jaicuris ambitieux.
Tout le monde a répondu par la négative. Personne ne voulait prêter main-forte à Mogaba. Tout en m’approchant des engins, j’ai lancé : « Et si on le faisait quand même, histoire de nous sauver nous-mêmes ? Si on laisse Mogaba prendre la pâtée, on pourrait se retrouver avec toute l’armée du Sud sur les bras. » J’ai regardé la porte. « Et ces types là-bas voient tout ce qu’on fait. »
Gobelin a regardé lui aussi. Il a secoué la tête pour chasser les vapeurs de bière. « Va falloir considérer la question.
— Qu’est-ce que tu bricoles, Qu’un-Œil ? » J’étais près de lui maintenant.
Il a désigné la lance fièrement. « Un petit quelque chose que j’ai fignolé pendant mes loisirs.
— C’est bien de ton style. » Ça faisait plaisir de constater qu’il pouvait se rendre utile sans qu’on le lui demande.
Il s’était déniché une hampe de bois noir et l’avait ouvragée pendant des heures. La lance s’ornait sur toute sa surface d’incroyables et affreuses petites scènes miniatures accompagnées d’inscriptions dans un alphabet étrange. La pointe, aussi foncée que le manche, était d’acier noirci, décorée de fines runes d’argent. Un peu de couleur rehaussait le manche également, mais à si faible dose qu’on ne le remarquait pour ainsi dire pas.
« Très joli.
— Joli ? Tss, ignare. » Il a pointé le doigt. Loftus a regardé. Moi aussi.
Le groupe de Tisse-Ombre approchait, salement diminué, enveloppé d’un essaim d’étincelles roses et de corbeaux moqueurs.
Qu’un-Œil a ricané. « Voilà mon zigouille-Maître d’Ombres, connard ! » a-t-il hurlé. Il avait dû s’enfiler pas mal de cette bière. « Notre bonhomme détournerait le tir sans mal par un après-midi tranquille, mais cet après-midi ne l’est pas, on dirait. Quand Loftus tirera, ce truc ne restera pas en l’air plus de cinq secondes. C’est tout le temps qu’il aura pour se rendre compte de ce qui lui arrive dessus et pour neutraliser les sortilèges gravés pour empêcher toute parade. Et regardez-moi comme ce trouduc a l’air occupé en ce moment. Loftus, mon gars, apprête-toi à tailler une belle encoche de victoire sur ton engin. »
Comme n’importe qui d’un peu sensé, Loftus a ignoré Qu’un-Œil. Il a calé le trait en place avec un soin méticuleux.
« La plupart des sortilèges visent à percer ses protections personnelles, a continué de jacasser Qu’un-Œil. En pariant qu’il n’aura pas le temps d’en activer de nouvelles. Parce que je voulais mettre la gomme sur un point précis, pour… »
Je la lui ai bouclée. « Gobelin, y a des chances que ce truc fonctionne ? Le nabot n’est pas franchement un expert.
— C’est jouable, tactiquement. S’il a fignolé son trait autant qu’il le prétend. Disons que Qu’un-Œil est en dessous de Tisse-Ombre d’un échelon. Mais en définitive ça signifie seulement qu’il lui faudra dix fois plus de temps que lui pour parvenir au même résultat.
— D’un échelon ? » C’était donc ça, le problème de Qu’un-Œil.
« Ou plus probablement de deux, à dire vrai. »
Je ne suivais plus. Mais je n’avais pas le temps de lui demander de s’expliquer.
Loftus était satisfait, il conservait parfaitement sa cible en ligne de mire et à portée de tir. « C’est le moment », a-t-il murmuré.