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Il fallait que je remonte le temps, que je retourne sans tergiverser à l’unique période de ma vie où j’avais connu le bonheur total, où la perfection avait ordonné l’univers. Je suis revenu à cette heure qui me servait de phare, de centre, d’autel. Je suis retourné à l’instant que chaque homme rêve de vivre, cet instant où tous les désirs et les espérances entrent dans le champ du possible et où il ne reste plus qu’à reconnaître la situation et franchir le pas pour faire de sa vie un accomplissement. Pour moi, cet instant s’était présenté moins d’un an après la fin du siège de Dejagore. Et j’avais failli le rater.
Les Nyueng Bao partageaient ma vie presque constamment, à ce moment-là. C’était à peine trois semaines après l’épreuve de force entre Toubib et Mogaba, laquelle s’était soldée par la fuite de ce dernier. À cette époque, nous, les survivants, traînions péniblement nos semelles vers le nord et Taglios en essayant de nous faire passer pour des héros triomphants, libérateurs d’une ville amie et vainqueurs d’une bande de scélérats. Un beau matin à mon réveil, je m’étais trouvé sous la protection permanente et équivoque de Thai Dei. Il n’était pas plus loquace qu’à l’accoutumée mais, en quelques mots, il m’avait déclaré avec insistance qu’il me devait gros et qu’il entendait rester avec moi à jamais. J’avais voulu croire à une métaphore.
Dieux ! que j’étais content. N’étant quand même pas d’humeur à lui trancher la gorge, je l’ai laissé me coller aux basques. Il avait une sœur que j’avais bien plus envie de voir que lui mais, ça, je n’ai jamais trouvé le cran de lui dire.
Et pourtant…
Je me suis donc retrouvé dans la capitale, logé au palais dans une chambrette avec mes papiers et mes bouquins, avec Thai Dei qui dormait en travers de ma porte sur une natte de jonc et me répétait que To Tan était en de bonnes mains avec sa grand-mère. J’évoluais toujours en pleine confusion, essayant de comprendre ce qui nous était arrivé à tous et de tirer quelque sens des écrits de Madame. Je n’avais pas les idées très claires quand j’ai reçu la visite d’un dénommé Bahn Do Trang, qui était de la famille d’un des pèlerins de Dejagore. Il avait un message pour moi, un message si abscons que je le décrirais volontiers comme l’un des plus grands énoncés sibyllins à la noix de tous les temps.
« Onze collines, au-delà la crête, il l’embrassa, a dit frère Bahn, tout éclaboussé d’un sourire fort peu nyueng bao. Mais les autres n’étaient pas en location. »
Ce à quoi j’ai répondu : « Une poule sur un mur, qui picote du pain dur, picoti picota, lève la queue et puis s’en va. »
Adieu le sourire. « Comment ?
— C’est ma phrase à moi, mon pote. Tu as raconté aux gardes en bas que tu avais un message important pour moi. En dépit du bon sens, je te laisse monter, tout ça pour que tu me déballes n’importe quoi. Tamal ! » J’ai appelé le planton de service et quelques autres qui travaillaient non loin. « Raccompagnez-moi ce gugusse dehors. »
Do Trang a voulu protester, il a jeté un coup d’œil à mes gaillards et considéré finalement qu’il valait mieux éviter de faire de l’esclandre. Thai Dei observait le mystérieux bonhomme de très près, mais pas avec l’air de vouloir le flanquer personnellement dehors.
Pauvre Bahn. Ce devait être important pour lui. Il restait médusé.
Tamal était un grand Shadar, mi-homme mi-ours, tout en poils, grognements et mauvaise haleine. Pour lui, rien de plus simple que de traîner un Nyueng Bao jusqu’à la rue et de là jusqu’aux portes de la ville. Bahn est parti de lui-même sans protester.
Moins d’une semaine plus tard, j’ai reçu le même message sous forme d’un mot qu’on aurait dit transcrit par un gamin de six ans. Un des gardes de Cordy Mather me l’a monté. J’ai lu le billet et lui ai dit : « Vire-moi ce vieux toqué et dis-lui de ne plus m’importuner. »
Le garde m’a regardé d’un drôle d’air. Il a lancé un coup d’œil à Thai Dei et a murmuré : « Le “vieux” est de trop, il y a erreur sur le genre, mais le “toqué” est sans doute juste, porte-étendard. Je serais vous, je prendrais le temps. »
J’ai saisi. Enfin. « Je vais lui remonter les bretelles moi-même, alors. Thai Dei, tâche d’empêcher quiconque d’entrer. Je reviens dans quelques minutes. »
Il n’a pas écouté, bien sûr, parce qu’il ne pouvait pas jouer les gardes du corps à distance, mais je l’ai décontenancé juste le temps nécessaire pour le devancer un peu. Je suis descendu et j’ai posé mes mains sur celles de Sahra avant qu’il puisse me rattraper ou me doubler. Après cela, il n’a plus guère eu son mot à dire. D’autant que ma rusée demoiselle avait amené To Tan pour l’occuper.
Thai Dei n’a pas dit grand-chose, mais il n’en était pas pour autant idiot. Il savait qu’il ne pouvait pas gagner avec les cartes qu’il avait en main.
« Malin, ai-je dit à Sahra. Je pensais que je ne te reverrais pas. Salut, bout de chou, ai-je dit à To Tan qui ne se souvenait plus de moi. Sahra, ma belle enfant, il faut que tu me fasses une promesse. Plus de ces galimatias obscurs dont grand-père Dam avait le secret. Je ne suis qu’un soldat simple d’esprit. »
J’ai entraîné Sahra à l’intérieur et l’ai invitée dans mon petit réduit. Les trois années qui ont suivi, je me suis émerveillé chaque matin de la trouver à mon côté à mon réveil, et aussi presque chaque fois que mes yeux se posaient sur elle pendant la journée. Elle est devenue le centre de ma vie, mon ancre, mon roc, ma déesse, et tous les satanés frères m’enviaient à un point qui confinait à la haine – même si Sahra les convertissait tous en amis dévoués. Pour ce qui était d’attendrir les cœurs les plus coriaces, elle pouvait en remontrer à Madame.
C’est quand l’oncle Doj et mère Gota sont venus nous rendre visite que j’ai découvert que Sahra n’avait pas seulement dérogé aux coutumes nyueng bao. Elle avait délibérément bafoué les ordres explicites des aînés de sa tribu en venant prendre pour mari un soldat de l’obscur. Sûre d’elle, la petite bougresse.
Ces vieillards édentés n’accordaient aucune importance aux vœux de la « sorcière » Ky Hong Tray.
Je crois avoir une image lucide de qui et ce que je suis, alors je n’en reviens toujours pas que Sahra ait pu éprouver pour moi ce que j’ai éprouvé pour elle.