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Je suis revenu à la salle qu’occupaient Fumée et notre animal puant d’Étrangleur. J’avais faim et soif, mais j’étais surtout si énervé que j’en tremblais. Je n’avais rien découvert d’importance, mais, dieux ! quel potentiel !

J’ai bu au broc, je me suis éclairci la gorge puis acheminé vers le tissu qui recouvrait le prisonnier. « Alors, là-dessous. Tu veux boire ? Tu veux me dire… » Il dormait. « Eh bien, roupille donc. »

Que faire maintenant ? Aucune aide n’était arrivée. J’ai croqué dans une des caillasses de mère Gota. Ça m’a calmé la faim. C’était tout ce qui m’importait pour l’heure.

Que faire donc ? Continuer mes incartades jusqu’à ce que quelqu’un me réclame ? Voir Madame ? Chercher Gobelin ? Traquer Lame ? Et si j’allais chercher où se cachait Volesprit ? Elle devait bien rôder dans les environs, même si nous ne l’avions pas croisée dernièrement. Où qu’aillent les membres de la Compagnie, des corbeaux toujours les suivaient.

Volesprit est patiente. C’est l’un de ses grands traits de caractère.

J’étais tel un gosse chez le marchand de bonbons.

J’ai décidé d’aller à la recherche de Volesprit. Elle représentait le mystère le plus ancien à élucider du moment.

Fumée a démarré au poil, mais il s’est grippé juste après. Son âme, ou ce qui en tenait lieu s’agitait de plus en plus tandis que j’insistais. « Très bien ! Elle m’a toujours causé plus d’ennuis que je ne peux en gérer, de toute façon. Cherchons donc sa maboule de sœur. »

 

Madame n’intimidait pas Fumée le moins du monde.

Je l’ai trouvée dans la citadelle à Dejagore, dans la salle de conférences en compagnie de quatre hommes, penchée sur une carte. Les marqueurs de frontière étaient placés au sud de Dejagore. Des frontières antérieures figuraient aussi, explicitées par des annotations et des dates.

Il lui aurait fallu une carte neuve. Celle-là était surchargée. Elle avait remporté trop d’escarmouches.

Madame est une beauté, même quand elle sort d’un champ de bataille. On la croirait bien trop jeune pour Toubib, quoiqu’elle soit largement plus vieille que Qu’un-Œil. Qu’un-Œil n’a jamais maîtrisé aucune sorcellerie de jouvence.

Deux des compagnons de Madame étaient des hommes de la Compagnie, des Nars de Gea-Xle désireux de clamer au monde que Mogaba et ses traîtres étaient des mutants d’une engeance qu’on ne verrait plus. Je n’étais pas dupe. Pas plus que Madame ni le Vieux, d’ailleurs. Nous étions convaincus que Mogaba avait laissé quelqu’un derrière lui. « Repère celui qui montre les autres du doigt. Bien souvent, c’est lui le traître. »

Le troisième homme était le Prahbrindrah Drah, le prince régnant de Taglios. Physiquement, il était tout à fait quelconque. Il avait consacré les quatre dernières années à apprendre les arts de la guerre. Il commandait désormais une division entière : l’aile droite de l’armée de campagne. Madame et le Vieux s’efforçaient de l’impliquer dans leur machine de guerre pour stimuler sa motivation à ce poste.

Le dernier homme était cet olibrius de Saule Cygne. Quand je me suis concentré sur lui, Fumée s’est agité, ce qui m’a démontré que le sorcier était partiellement conscient à un niveau ou un autre. Lui et Cygne s’étaient toujours entendus comme chien et chat.

À présent, Cygne est le capitaine du détachement des gardes royaux affectés à Dejagore.

Il a les cheveux couleur de maïs plus longs que ceux de Madame, lesquels sont noirs et lui tombent sur les épaules. Quelquefois, Cygne se fait des tresses, mais pour l’heure il portait une queue de cheval. Madame avait elle aussi attaché ses cheveux. D’habitude, elle les laisse flottants. Elle les peigne et les lave dès qu’elle en a le loisir.

Soldat par accident, Cygne n’entendait pas devenir un héros. Ses gardes n’étaient pas sous la coupe de l’armée et, pour l’essentiel, servaient de police militaire. Tout comme lui, ils étaient sous l’autorité directe du prince et de sa sœur.

« Le Hurleur a cessé d’attaquer nos avant-postes, a déclaré Madame.

— Vous aviez dit qu’il n’était pas bête, a dit Cygne.

— Je l’ai raté de trop peu la dernière fois. Ça lui a fichu la trouille pour de bon.

— Nos raids doivent leur poser problème, a fait observer l’un des Nars.

— Ils m’en posent aussi, Isi. Mais je les ai autorisés. » Madame a frissonné un instant.

« Ils sont efficaces.

— Sans aucun doute.

— Mais le Libérateur approuverait-il ? » a demandé le prince.

Le sourire de Madame a révélé des dents blanches éclatantes, presque trop parfaites. Elle excellait en sorcellerie cosmétique depuis des lustres. « Il n’approuve pas. Aucun doute. Mais il n’interviendra pas. C’est moi qui suis ici, et je me fie à ma propre expérience.

— Ombrelongue lâchera-t-il la bride à Mogaba ? » a demandé le prince.

Les brigadiers nars se sont crispés. Ils en voulaient à Mogaba qui avait bafoué par orgueil et vanité les anciens idéaux des Nars. Sans compter qu’il allait encore leur en faire voir de toutes les couleurs au combat.

« Vous avez fait des prisonniers dans le secteur ? a demandé Cygne.

— Oui. Et ce qu’ils savent tiendrait dans un dé à coudre en laissant de la place pour un nid de cigogne. Aucun de leurs chefs ne va s’asseoir autour du feu, le soir, pour partager ses secrets avec la troupe. »

Cygne l’a contemplée pendant qu’elle regardait ailleurs. Il admirait une femme d’un mètre soixante-cinq, aux yeux bleus et aux cinquante-cinq kilos parfaitement répartis. Elle était grande, selon les critères de cette région du monde. On aurait dit qu’elle allait bientôt avoir vingt ans.

Cette vieille magie noire.

On lisait en Cygne comme dans un livre.

Madame est froide, dure, ardente et plus létale qu’une épée dotée de volonté propre, mais il semble que ces gars soient incapables de se retenir. Ça a commencé avec le Vieux, il y a longtemps, mais le défilé continue. Cette fièvre a coûté gros à Lame.

Malgré l’incident avec Lame, je suis convaincu que Madame reste fondamentalement la femme du capitaine. Quoi qu’il en soit, Toubib l’a pris drôlement à cœur. Il a poussé un brave type dans les rangs de l’ennemi et il est devenu aussi glacial que Madame elle-même. La moitié du temps, sinon plus, Toubib est ce dieu de guerre si terrible que, quand il crie, même le prince et la Radisha sursautent.

À voix haute, Madame s’est demandé quel objectif le Hurleur poursuivait avec ses raids. Cygne a lâché tout à trac la réponse de Baquet : « Il voulait éliminer les gars de la Compagnie noire. C’est évident.

— Isi ? a demandé Madame. Y a-t-il autre chose ?

— Mogaba ne s’abaisserait pas à combattre des adversaires subalternes, a répondu l’un des Nars. Ombrelongue a peut-être voulu écarter ceux-là pour mieux manipuler les obsessions de Mogaba. Ou peut-être essayait-il de déclencher une bataille d’envergure par des agressions continuelles. »

Le prince a hoché la tête pour lui-même. Maintenant, c’était lui qui couvait Madame d’un œil brillant.

Était-ce l’attrait fatal du mal ?

« Peut-être qu’il veut attirer Toubib sur le front. »

Combien de fois, au fil des siècles, Madame s’était-elle trouvée en pareille position, sur le point de déchaîner le fer et le feu ? « Il nous faut rapprocher ce quartier général de l’action, a-t-elle déclaré. Les retards de communication deviennent inacceptables. Cygne, passe-moi cette carte. »

Cygne a saisi une carte dans une armoire couverte de symboles ésotériques. La prudence de ses gestes indiquait qu’il ne comprenait rien à tout cela et s’en méfiait.

La carte représentait l’extrême Sud. Une vaste zone vierge portait le nom de Shindai Kus. Il s’agissait d’un désert. Au-delà de ce désert aux frontières indéfinies s’étendait une autre zone vierge avec l’inscription « Océan ».

Dans le Shindai Kus naissent des montagnes connues sous le nom des Dandha Presh, qui s’étirent vers l’est et s’incurvent vers le nord. Elles deviennent abruptes et encaissées au cœur du massif, lequel constitue la limite orientale des territoires tagliens. Cette chaîne change localement de nom fréquemment. On la dit infranchissable à l’est du Shindai Kus, sauf par le haut col de Charandaprash.

Ombrelongue, Prenlombre et Belvédère sont tout au bout des Dandha Presh. L’armée de Mogaba formait le bouchon qui bloquait le col et interdisait tout passage sur la route du sud. Depuis des lustres, une conversation qui allait bon train dans la troupe quand les officiers n’écoutaient pas concernait la déculottée que ne manqueraient pas de prendre ceux qui iraient chercher des poux à Mogaba.

Du raffut a dû éclater dehors, car Cygne s’est précipité à la fenêtre. « Un courrier », a-t-il annoncé. Je ne pouvais rien entendre en dehors de la salle. D’ailleurs, quand je jetais un coup d’œil par le carreau, je ne distinguais que grisaille. Étrange.

Madame a tiré Cygne par le coude. « Ça ne doit pas être de bonnes nouvelles. Tope-le avant qu’il ne parle trop. »

Cygne est revenu bien vite. « Ce n’est pas trop mauvais. Il semble qu’une foule de fanatiques shadars et vehdnas se soient mis en chasse de Lame et qu’ils aient eu la malchance de mettre la main dessus. »

Quoi ? Ce n’était pas nouveau. J’étais déjà au courant. Le Maître d’Ombres aussi… bien sûr. Madame ne disposait ni d’un Fumée ni d’un allié zinzin et gueulard équipé d’un tapis volant. En outre, je n’étais au courant que depuis très peu de temps. Peut-être la nouvelle me paraissait-elle ancienne parce que je l’avais apprise loin. « Qu’est-ce que tu racontes ? a fait Madame.

— Lame a liquidé cinq mille crétins d’ecclésiastiques qui le pourchassaient pour le punir de ses excès antireligieux. » Lame n’y allait pas de main morte sur les temples et les prêtres quand l’occasion s’en présentait.

Son attitude à l’égard de la religion avait également motivé sa désertion. Il s’était fait l’ennemi juré de tous les prêtres tagliens bien avant son différend avec le Vieux. Les dévots prenaient sa disgrâce pour un signe du ciel.

Je ne doutais pas que les prêtres espéraient secrètement, plaise à leurs dieux, un revirement du sort à notre égard aussi. « Cinq mille ?

— Peut-être davantage. Peut-être jusqu’à sept mille.

— Partis en battue de leur propre chef ? Comment cela s’est-il passé ? » Ni la famille régnante ni nous n’aimions voir des foules en armes s’emballer sans aucun contrôle pour régler à la diable leurs problèmes. « Dehors. Sortez, tout le monde. Revenez dans deux heures. »

Madame s’est mise à murmurer dès l’instant qu’elle s’est trouvée seule. « Satané Toubib. » Elle a pris des objets dans l’armoire. « Il perd la tête. »

 

J’avais appris qu’il fallait rester sacrément concentré, dans cet ailleurs, avec Fumée. Le temps pouvait filer à toute allure si en plus on fournissait un effort de réflexion. Trop de fragments d’événements me parvenaient sans ordre rationnel et j’ai manqué me perdre en essayant de reconstituer le puzzle.

La prise de conscience et la terreur résultante, aussi faible fût-elle là-bas, m’ont ramené au présent et dans les lieux où j’étais en observation quand j’avais perdu ma concentration. Des heures avaient passé.

Madame continuait de ruminer à propos du Vieux. « Qu’est-ce qui lui prend ? Comment a-t-il pu croire ces fichues rumeurs ? »

Elle était en colère. Elle a réussi, en recourant à ses talents, à faire apparaître le lointain champ de bataille tel qu’après l’événement. Tout ce carnage a encore assombri son humeur. « Pauvre imbécile ! » C’était le plus gros désastre pour le camp taglien depuis Dejagore.

D’un renfoncement secret de son armoire, elle a tiré un morceau de tissu noir. Ça m’a surpris, même si j’avais pourtant étudié ses annales de près. Il s’agissait du rumel de soie d’un maître Étrangleur. Elle s’est mise à s’exercer avec le foulard mortel.

Peut-être que ça l’aidait à se détendre.

Elle était contrariée parce qu’elle avait été mise à l’écart de quelque chose. D’habitude, elle était la partenaire du capitaine.

Tu es dans le juste, la belle, ai-je pensé. Ces derniers temps, il fait cavalier seul.

Le foulard de Madame filait comme l’éclair. Elle était experte. Je me suis interrogé. Était-elle encore liée à Kina ?

Toubib le craignait-il ?

Ils ne s’appelaient pas les Félons pour rien.

Elle est redevenue elle-même. Elle a convoqué son conseil. Quand tous ont été réunis, elle a dit : « Il y a eu des survivants à cette bataille. Certains sont encore en train d’enterrer leurs morts. Capturez-m’en quelques-uns. »