84
Je n’avais pas eu de grosse crise depuis un moment. Je ne me tenais plus sur mes gardes. Celle-ci a commencé insidieusement, comme une perte d’acuité visuelle, une glissade progressive dans un rêve éveillé. J’avais le regard braqué sur Dejagore, mais je ne voyais déjà plus rien. Je songeais aux femmes qui étaient entrées dans ma vie et à celle, plus âgée, qui l’avait quittée. Déjà, Sahra et le si sérieux To Tan me manquaient.
Un corbeau blanc s’est posé sur la barre transversale qui soutenait le drapeau. Il s’est mis à croasser. Je l’ai ignoré.
Je me tenais au bord d’un champ de blé miroitant. Un chicot d’arbre mort, noir et tors, se dressait à trente pas de moi, au centre du champ. Des corbeaux croassants l’entouraient. Les tours irréelles de Belvédère scintillaient dans le lointain, à plusieurs journées de marche. Je les reconnaissais sans comprendre ce qui me le permettait.
Soudain, les corbeaux ont pris leur envol, tournoyé et mis le cap dans cette direction en respectant une formation atypique pour des oiseaux de cette espèce. Un unique corbeau blanc est resté à décrire des cercles sur place.
Le chicot d’arbre a émis des vibrations noires. Un voile s’est dissipé.
Une femme se tenait là. Elle ressemblait beaucoup à Madame, mais elle était plus belle encore. Elle paraissait voir à travers moi. Ou peut-être me dévisager, extérieurement et intérieurement. Elle avait aux lèvres un sourire malicieux, joueur, séducteur et peut-être dément. L’instant d’après, l’oiseau albinos se perchait sur son épaule.
« Vous ? c’est impossible. »
Son sourire a volé en éclats de rire.
À moins que je ne sois complètement, irrémédiablement fou, cette femme ne pouvait être qu’une seule personne. Une personne morte bien avant que je ne m’engage dans la Compagnie.
Volesprit.
Toubib l’avait vue aller au tapis.
Volesprit.
Beaucoup de choses s’expliquaient. Des dizaines de mystères s’éclaircissaient. Mais comment était-ce possible ?
Une grosse bête noire semblable à un tigre d’ébène a surgi derrière moi, m’a contourné à pas feutrés et est allée s’asseoir près de la femme. Il n’y avait rien de servile dans son comportement.
J’étais effrayé. Si Volesprit était vivante, dans cette partie du monde et décidée à mettre son grain de sel, elle pouvait devenir la pire des terreurs. Elle était plus puissante qu’Ombrelongue, le Hurleur ou Madame. Mais, à moins qu’elle ait changé depuis jadis, elle préférait consacrer ses talents à de petites entreprises, assouvir des rancunes ou se distraire.
Elle m’a adressé un clin d’œil. Puis elle s’est tournée et a disparu, laissant derrière elle les échos de son rire qui stridulaient dans l’air. Ce rire s’est mué en celui, rauque, du corbeau blanc.
Le forvalaka, lassé par le spectacle, s’est éloigné.
Et je me suis évanoui.