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L’appartement grouillait de gardes.
Que se passait-il ? Tout était embrouillé. Un autre sortilège d’évanouissement ?
De la fumée. Du sang. Le présent. Le dur présent qui exhalait la souffrance comme un dragon exhale le feu.
J’ai pris conscience de la présence du capitaine. Il sortait du fond de la salle en secouant la tête. Il a regardé oncle Doj curieusement.
Cordy Mather est entré en trombe, avec au visage l’expression d’un homme confronté aux pires horreurs d’une vie longue et malheureuse. Il est allé tout droit au Vieux. Tout ce que j’ai entendu, c’est « … des morts partout. »
Je n’ai pas saisi la réponse de Toubib.
« … après vous qu’ils en ont ? »
Toubib a haussé les épaules.
« Vous avez bougé juste avant que… »
Un garde a fait irruption. Il a chuchoté quelque chose à Mather. Celui-ci a rugi : « Écoutez-moi, tout le monde ! Tous n’ont pas été éliminés. Soyez prudents dehors. »
Lui et le Vieux se sont rapprochés l’un de l’autre. « Ils sont perdus dans le labyrinthe. Il nous faudra Qu’un-Œil pour les retrouver tous.
— Le chambard ne s’arrête jamais, hein ? » Toubib paraissait vraiment fatigué.
Oncle Doj a déclaré à la cantonade : « Ils ne font que commencer à payer. » Son taglien était excellent pour un homme incapable d’en prononcer un mot la veille.
Mère Gota est sortie d’un recoin très lentement, toute courbée. Comme de juste pour une femme taglienne confrontée à un désastre, elle avait préparé du thé. C’était peut-être le pire jour de sa vie. Le breuvage serait bon.
Le capitaine a posé sur oncle Doj un nouveau regard interrogateur, puis il s’est agenouillé près de moi. « Que s’est-il passé ici, Murgen ?
— Je ne suis sûr de rien. J’ai déboulé en pleine action. J’ai poignardé un type. Celui-là. J’ai été balancé contre ma table. J’ai trébuché et basculé dans un trou temporel. Peut-être. Je me suis réveillé en feu. » Des pages noircies s’étalaient encore autour de moi. Mon bras me faisait un mal de chien. « Il y avait des morts partout. J’ai perdu le fil. Ce dont j’ai eu conscience ensuite, c’est que c’était le présent. »
Toubib a échangé un regard avec Mather. D’une flexion de la main droite, il a indiqué oncle Doj.
Cordy Mather a demandé sa version des faits à oncle Doj. Il parlait parfaitement le nyueng bao.
C’était la nuit des mille surprises.
« Ces Félons avaient de l’expérience, a répondu oncle Doj. Ils n’ont pas donné l’alarme. Je me suis réveillé juste avant que deux d’entre eux ne me tombent dessus. » Il a raconté comment il avait échappé à la mort en brisant une nuque et une colonne vertébrale. Il a fait une description clinique, et même critique, de sa façon de tuer ses adversaires.
Il n’a ménagé ni Thai Dei ni lui-même. Il s’en voulait parce qu’il s’était laissé aller à poursuivre d’autres Félons en fuite. Cette dérobade était en fait une diversion. Thai Dei, resté sur place pour sa part, s’est fait morigéner parce qu’il avait montré un instant d’hésitation, ce qui lui avait coûté son bras cassé.
« C’est une leçon à bon marché », a fait observer Toubib. Oncle Doj a acquiescé, sans percevoir le sarcasme de la remarque. Thai Dei payait le prix cruel de s’être mis en position d’être trahi.
Il y avait quatorze corps dans l’appartement, sans compter les annales massacrées. Douze étaient des félons. Les autres étaient feu ma femme et mon neveu. Six avaient péri par Bâton de Cendre, trois par les mains de Thai Dei. Mère Gota en avait aligné deux et moi un en entrant.
Prenant mon épaule en ce qui se voulait un geste réconfortant, oncle Doj m’a dit : « Un guerrier ne tue ni les femmes ni les enfants. Ce sont des bêtes qui ont commis cela. Quand les bêtes se mettent à tuer les hommes, alors les hommes doivent les traquer et les éliminer.
— Bien parlé, a fait Toubib. Mais ces Félons n’ont jamais prétendu être des guerriers. » Il n’était pas impressionné par la tirade de l’oncle.
Mather non plus. « C’est une religion, grand-père. Leur voie. Ce sont les prêtres de la mort. Ils se contrefichent du sexe et de l’âge des sacrifiés. Leurs victimes montent droit au paradis et n’ont plus à revenir prendre leur tour dans la roue de la vie, quel que soit l’état de propreté de leur karma. »
L’humeur d’oncle Doj s’assombrissait de minute en minute. « Je connais le tooga, a-t-il grommelé. Plus de tooga. » Nul ne lui apprenait quoi que ce soit.
Cordy a adressé un sourire malicieux au maître escrimeur. « Vous deux, les gars, vous vous êtes sûrement gagné une place de choix sur leur liste de victimes convoitées en faisant ce carnage. Pour un Félon, il est très valorisant de tuer quelqu’un ayant autant de morts à son actif. »
Mather a continué à dégoiser, mais ce qu’il disait n’avait pas de sens pour moi. J’ai murmuré : « Le tooga n’est pas plus fou que toutes les autres religions des parages. »
Manifestement, ça a froissé tout le monde unanimement.
Bien.
Mather s’est détourné pour houspiller ses gardes. Ils ne s’étaient pas montrés dignes de sa confiance. Le deuil dont j’étais frappé n’était qu’un parmi d’autres. Les malheurs se poursuivaient.
« On ne peut pas se défendre contre ce genre d’attaques, Mather, ai-je dit d’une voix sourde. Ces gars n’étaient pas des soldats d’élite. » J’ai tapoté le corps le plus proche avec les feuilles noircies que j’avais à la main. « Ils sont entrés en espérant gagner leur paradis vers minuit. Sans doute n’avaient-ils même pas de plan pour s’échapper d’ici. » Avec plus de douceur, j’ai ajouté : « Capitaine, vous devriez peut-être aller voir ce qu’il en est de Fumée. »
Toubib a fait la grimace comme si j’avais tout trahi mais il s’est borné à demander : « Tu as besoin de quelque chose ? Tu veux que quelqu’un reste ? » Il comprenait ce que Sarie représentait pour moi.
« C’est de là que je venais. Chaque fois que je replongeais. J’ai ma famille avec moi, capitaine. Si je me mets à perdre la ciboule, ils me calmeront. Tu veux vraiment aider ? Alors soigne le bras de Thai Dei. Et puis vaque à ce que tu dois. »
Toubib a opiné. Il a esquissé un petit geste qui, en temps normal, signifiait « va ! » mais, en la circonstance, voulait dire bien davantage. « Narayan Singh va se réveiller un de ces matins et se rendre compte qu’il récolte la tempête. Nulle part il n’est plus en sûreté. »
Je me suis levé. Abattu, je suis sorti de ma chambre. Derrière moi, Thai Dei a poussé un gémissement comme Toubib lui palpait le bras. Le Vieux n’en a tenu aucun compte. Il était bien trop occupé à distribuer des ordres en vue d’une intensification drastique de la guerre. Oncle Doj m’a suivi.
La réalité me faisait moins souffrir que ce que j’avais cru. Je me suis laissé aller à ce geste inutile : ôter le rumel du cou de ma femme. Je suis resté à la contempler, avec le foulard oscillant entre les doigts. L’Étrangleur était sans doute un véritable maître : sa nuque n’était pas brisée ni sa gorge contusionnée. Elle paraissait endormie. Mais je n’ai pas senti les pulsations de son cœur quand je l’ai touchée. « Oncle Doj, peux-tu me laisser seul ?
— Bien sûr. Mais bois d’abord. Ça t’aidera à te reposer. » Il m’a tendu un breuvage nauséabond.
Avions-nous déjà vécu cette scène ?
Il s’est éloigné. Je me suis allongé près de Sarie pour la dernière fois. Je l’ai prise dans mes bras tandis que la potion se diffusait en moi, appelant le sommeil. Les sempiternelles pensées m’ont traversé l’esprit, les sempiternelles haines sont revenues me hanter. J’ai pensé l’impensable, à savoir qu’il valait peut-être mieux que tout cela se soit produit avant que Sahra apprenne ce qu’il en coûtait vraiment d’appartenir à la Compagnie.
Je me suis remémoré le grand miracle. Nous n’aurions jamais dû nous retrouver ensemble. Cette union, que ni l’un ni l’autre n’avions regrettée un instant, ne s’était faite qu’à la grâce d’une influence si mince : le soupir sibyllin d’une vieille femme dotée de la faculté pithiatique, imprévisible et peu fiable de voir dans l’avenir.
Mes pensées mêlaient raison et folie – j’entamais le processus de béatification inévitable après toute mort prématurée. J’ai dormi. Mais, même au pays des songes, je n’ai pu me soustraire à la souffrance. J’ai fait des cauchemars dont il ne m’est rien resté une fois réveillé. C’était comme si Kina elle-même se moquait de moi, me soufflant que le triomphe était une déception qui s’obtenait à prix d’or.
Sarie avait disparu quand je me suis réveillé, la tête bourdonnante d’un mal au crâne de drogué. J’ai erré d’un pas lourd jusqu’à ce que je bute contre Mère Gota. La vieille femme faisait tout un raffut en préparant un thé, parlant à son bonnet sur le même ton qu’elle parlait au reste du monde.
« Où est Sahra ? ai-je demandé. Du thé, s’il vous plaît. Que lui est-il arrivé ? »
Gota m’a dévisagé comme si j’étais fou. « Elle est morte. » Elle ne prenait pas de gants.
« Ça, je le sais. Son corps a disparu.
— Ils l’ont ramenée à la maison.
— Quoi ? Qui ? » La moutarde m’est montée au nez. Comment osaient-ils… ? Qui représentait ce « ils » ?
« Doj. Thai Dei. Ses cousins et oncles. Ils ramènent Sahra et To Tan à la maison. Je suis ici pour m’occuper de toi.
— C’était ma femme. Je…
— Elle était une Nyueng Bao avant d’être ta femme. Elle est toujours nyueng bao. Elle le sera encore demain. Les lubies de Hong Tray n’y changeront rien. »
J’ai contrôlé ma colère avant d’exploser complètement. Gota avait raison d’un point de vue nyueng bao.
D’autre part, je ne pouvais pas faire grand-chose pour modifier la situation en cet instant. Du moins pas sans y mettre bien davantage du mien que je n’avais projeté de le faire ce matin. Tout ce dont j’avais envie, c’était de m’asseoir et de me laisser aller à ma peine.
Je suis retourné à notre chambre avec mon thé. Je me suis assis sur notre lit, j’ai saisi l’amulette de jade qui avait appartenu à Hong Tray. Elle était d’une tiédeur étonnante ce matin, on l’aurait dit plus vivante que moi. Il y avait longtemps que je ne l’avais pas portée. Je me la suis attachée au poignet droit.
Je passerais ma rogne sur oncle Doj à son retour.
S’il revenait.