94

Toubib a levé les yeux, déconcerté, quand j’ai posé la plume blanche devant lui en déclarant : « Les bouquins ont disparu. Et il y a des Félons paumés là-bas. Au moins un de mort et un encore en vie.

— Disparus ? » Il a ôté la plume du document qu’il était en train d’étudier.

« Quelqu’un les a pris. »

Sa main s’est mise à trembler, seul indice de son trouble. « Comment ?

— Tout bêtement en s’amenant depuis la rue et en se servant. » Je n’envisageais pas encore qu’on ait pu accéder à la bibliothèque de Fumée depuis l’intérieur du palais.

Il a gardé le silence un instant. « Le moment a été parfaitement choisi. » Nouveau silence. « C’est quoi, cette plume ?

— Peut-être un message. Peut-être seulement une plume perdue. J’en ai trouvé une identique quand j’ai découvert que l’armure d’Endeuilleur avait disparu de sa cachette à Dejagore.

— Une plume blanche ?

— De corbeau albinos. »

J’ai passé en revue tous les adversaires potentiels, réels et peut-être imaginaires.

Sa main a tremblé de nouveau. « Tu ne l’as jamais vraiment rencontrée. Mais tu l’aurais reconnue ? Elle était là, la nuit où les Félons sont passés à l’attaque ? Et tu n’as jamais rien dit ?

— J’ai oublié. Ç’a été la pire nuit de ma vie, capitaine. Cette nuit a saccagé tout ce qui m’environnait… »

Il m’a imposé le silence d’un geste. Il a réfléchi. Je l’ai observé. Ce n’était plus le Toubib médecin et annaliste que j’avais connu quand je m’étais enrôlé. Au bout d’un moment, il a murmuré : « Ce doit être ça.

— Quoi ?

— La voix que tu entendais chaque fois que tu étais happé de nouveau à Dejagore. Réfléchis. Était-elle inconstante ?

— Je crois que je ne comprends pas.

— As-tu l’impression qu’il s’agissait à chaque fois de personnes différentes qui parlaient ? »

Maintenant je pigeais. « Non, je ne crois pas. Mais il m’a semblé remarquer des différences de ton ou de style, parfois.

— La garce. La sale garce. Toujours à donner le change. Je n’en mettrais pas la main au feu, Murgen, mais je crois que tous tes mystérieux plongeons dans le temps pourraient bien s’expliquer par un petit jeu de Volesprit. »

Pas foncièrement originale comme théorie. Volesprit figurait au sommet de ma liste de suspects. Ma grosse pierre d’achoppement, c’était le mobile. Je ne parvenais pas à répondre à la question « pourquoi Murgen ? », quel que soit le point de vue envisagé, celui de Volesprit compris.

« Où est-elle à présent ? a demandé Toubib.

— Pas la moindre idée.

— Tu peux le découvrir ?

— Fumée regimbe chaque fois que j’essaie de m’orienter vers elle. »

Toubib a pesé ma réponse. « Essaie encore.

— C’est toi le chef.

— Tant que ça conviendra à tout le monde. Tu es sûr que ta belle-famille ne veut pas rentrer chez elle ?

— Ils iront où j’irai.

— Dis-leur qu’on se mettra en route avant la fin de la semaine.

— J’attends ça avec autant d’impatience qu’une crise d’hémorroïdes. » J’ai repris ma plume blanche et me suis éloigné d’un pas lourd pour une nouvelle séance avec le chef pompier.