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Cette nuit-là a marqué le grand tournant définitif. Il n’y aurait plus de faux-semblant vis-à-vis de Mogaba par la suite. Je n’avais aucune illusion : il s’en serait pris à nous ensuite si l’agression « par erreur » contre les Nyueng Bao s’était conclue par un succès.
Les combats se sont poursuivis jusqu’à ce que l’eau soit trop profonde.
Malgré l’insistance de Qu’un-Œil et des autres à me répéter que nous n’avions pas pour mission de protéger les Nyueng Bao, j’ai sauvé un tiers des pèlerins, environ six cents hommes. Ils ont payé cher le raid contre Mogaba. Le lendemain matin, la plupart des Tagliens se sont retrouvés dans la situation de devoir choisir : pour ou contre Mogaba.
Les Tagliens alliés à nous depuis le début le sont restés. Tout comme ceux qui avaient déserté pour nous rejoindre. D’autres transfuges nous sont arrivés du camp de Mogaba, mais dix fois moins que je ne l’aurais cru. À dire vrai, j’étais déçu. Mais Mogaba savait à merveille haranguer ses troupes quand il le voulait.
« C’est une fois de plus la malédiction du temps passé, m’a dit Gobelin. Même maintenant, ils ont peur d’hier plus que d’aujourd’hui. »
Et l’eau continuait de monter.
J’ai amené les Nyueng Bao dans notre taupinière. Oncle Doj n’en est pas revenu. « On n’avait jamais soupçonné ça !
— Tant mieux. Dans ce cas nos ennemis, qui ne vous arrivent pas à la cheville, ne sont pas davantage au courant. » J’ai fait entrer la vieille équipe aussi. Nous avons installé tout le monde le plus confortablement possible. Pour soixante, le terrier était spacieux. Avec six cents Nyueng Bao de plus, forcément, on avait moins ses aises.
Il a fallu qu’on apprenne à se reconnaître également, mes hommes ayant été entraînés à attaquer sans sommation tout inconnu dans le souterrain.
Je suis retourné dehors à la tombée de la nuit, escorté de Thai Dei et d’oncle Doj. J’ai rassemblé les officiers tagliens qui s’étaient rangés au service de la vieille équipe. « Je pense que nous avons fait tout notre possible ici, leur ai-je déclaré. Je crois qu’il est temps d’évacuer tous ceux qui le voudront de ce trou d’enfer. » Sans raison objective, j’avais l’intuition qu’il ne serait pas tellement difficile d’esquiver ou de bousculer les patrouilles de l’Ombre sur le rivage. « J’enverrai un de mes sorciers pour vous couvrir. »
Ils n’ont pas voulu me croire. Un des capitaines a demandé à voix haute si je voulais les envoyer en esclavage pour réduire le nombre des bouches à nourrir.
Je n’avais pas envisagé qu’on pourrait interpréter ma proposition de la sorte, qu’elle pourrait soulever des réticences. J’avais oublié que beaucoup de ces gars s’étaient alliés à nous parce qu’ils considéraient que c’était le meilleur moyen de rester en vie. « À votre guise. Si vous voulez rester ici et mourir avec nous, on vous garde avec plaisir. Je vous laissais juste le choix de revenir sur votre serment de soldat pour vous offrir une chance. »
À la nuit noire, nous avons laissé les Nyueng Bao retourner chez eux pour chercher d’éventuels survivants et des vivres. Ils n’ont pas trouvé grand-chose.
Les soldats de Mogaba avaient déjà ratissé le secteur et l’eau montante avait tout recouvert.
Ses hommes, embarqués sur des bateaux et des radeaux de fortune, allaient prendre d’assaut un à un les bâtiments tenus par les Jaicuris, contraints par l’inondation à sortir de leurs caches leurs provisions.
Celles de Mogaba étaient déjà immergées.