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La tente était correcte. Elle avait dû appartenir à un officier de l’Ombre de grade intermédiaire. Nous n’étions pas des invités minables. En plus de la tente, on a mis à notre service un type chargé de nous installer confortablement et de nous apporter notre dîner. Les troupes de Lame n’avaient pas perdu leur temps en menant leurs maraudes, manifestement. J’ai mangé mieux que depuis longtemps.
« Ce qui me ferait plaisir plus que tout au monde, ai-je confié à notre homme (dont je n’ai jamais su le nom), c’est prendre un bain. » Sahra lui a décoché un sourire à faire fondre une armure. L’idée l’emballait. « Je suis si sale que mes puces ont de la vermine », ai-je dit.
Sans doute que je culpabilisais méchamment, à un niveau inconscient. Une heure plus tard, plusieurs soldats sont arrivés en trimballant un abreuvoir à chevaux en pierre, volé quelque part. D’autres gars ont suivi avec des seaux d’eau chaude. J’ai dit à Sahra :
« On a dû mourir et se réincarner en princes. »
Notre tente était assez spacieuse pour contenir l’abreuvoir plein et laisser encore un peu de place.
Cygne s’est amené. « Alors, qu’est-ce que tu dis de ça, hein ?
— Si je n’avais pas des amis là-bas en train de se battre et de mourir, je demanderais une condamnation à perpète.
— Relax, Murgen. Tout ira bien.
— Je le sais, Cygne. Je le sais. Mais certains d’entre nous ne vont pas être heureux du procédé.
— Ouais, ben… Bonne nuit. »
J’ai dormi longtemps et mieux que depuis des mois. Peut-être une partie de moi-même se résignait-elle et m’autorisait-elle à me laisser aller.
J’ai été réveillé par de l’eau sur la figure. « Quoi ? » J’ai ouvert une paupière. Et me suis redressé d’un coup. Sahra s’est assise comme moi. « To Tan ? Qu’est-ce que tu fabriques, petit bout ? » Le petit bonhomme était penché au-dessus du rebord de l’abreuvoir et nous aspergeait d’eau. Il m’a regardé et a souri, puis a prononcé quelque chose en langue nyueng bao qui sonnait comme « dada ».
« Qu’est-ce qui se passe ? »
Sahra a haussé les épaules. To Tan a répété « dada » et s’est dirigé vers la porte de la tente.
Il se passait quelque chose à l’extérieur. Je me suis habillé en hâte et j’ai passé la tête dehors. « Sainte merde ! Mais d’où sortez-vous, les gars ? » Thai Dei et oncle Doj étaient assis dehors. Ils avaient l’épée posée sur les genoux. Au fourreau, heureusement. Des groupes de Tagliens approchaient pour les examiner. J’ai supposé qu’ils n’étaient pas là depuis longtemps et qu’ils n’avaient demandé la permission à personne pour entrer dans le camp et venir s’installer.
Cygne et Mather sont apparus.
« Un seul groupe a réussi à fuir la nuit dernière, m’a déclaré oncle Doj. Les Noirs ont attaqué. Beaucoup d’hommes ont été blessés. Un grand nombre de radeaux ont été endommagés. Mais leurs soldats ne voulaient pas se battre et beaucoup demandaient à rejoindre Bonharj.
— Qui diable sont ces types ? a demandé Cygne. Comment sont-ils arrivés ici ?
— Le reste de la famille. Je suppose qu’ils se sont faufilés en douce. Ils excellent à ce jeu-là. Manifestement, votre périmètre gardé ne l’est pas aussi bien qu’il devrait. »
Lame a braillé quelque chose au loin. « Chiottes, a grommelé Cygne. Quoi encore ? » Il s’est éloigné au trot.
Mather a considéré Thai Dei et oncle Doj brièvement, puis il a haussé les épaules et suivi Cygne. Oncle Doj a murmuré quelques mots à Sahra. Elle a acquiescé. Je suppose qu’il voulait savoir si elle allait bien.
To Tan est allé se coller à son père.
« Tu as bien agi, m’a glissé Doj. Et tu as fait davantage que ce que tu devais, porte-étendard. Nos gens sont loin, en sûreté, et ces hommes ne savent rien d’eux.
— Ouais ? Bien. Et les miens ?
— Ils n’ont pas voulu fuir. Les sorciers veulent poursuivre leur règlement de comptes avec Mogaba. Ils arriveront peut-être ce soir. »