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« Alors tire », ai-je dit.
La baliste a produit son claquement sourd caractéristique. Le silence s’est établi le long de la muraille. Le trait noir a déchiré la nuit. Une ou deux étincelles ont flotté dans son sillage. Qu’un-Œil pronostiquait cinq secondes. La vérité s’approchait plutôt des quatre, mais elles ont duré une éternité.
Tout un tas de feux éclairaient le Maître d’Ombres. D’un instant à l’autre, il allait disparaître derrière une des tours en enfilade. Il se retournait pour scruter les collines tout en chevauchant. Les drôles de cavaliers étaient descendus dans la plaine désormais, défiant tout le monde.
J’ai dégluti.
Endeuilleur portait la Lance. Je ne voyais pas l’étendard lui-même, mais cette lance était celle qui lui avait servi de hampe depuis le jour où la Compagnie noire avait quitté Khatovar. Tous les annalistes lui accordaient une place particulière dans leurs écrits – même si les raisons de cet intérêt avaient été oubliées.
J’ai posé le regard sur Tisse-Ombre à temps pour voir le trésor de Qu’un-Œil arriver.
Plus tard, Gobelin m’a dit que Tisse avait senti le danger au moment où le trait entrait en contact avec son bouclier. Quelle qu’ait été sa réaction, il a fait le bon choix. Ou il a eu de la chance. Ou une puissance supérieure a décrété que cette nuit ne serait pas celle de sa mort.
Le trait a dévié de sa trajectoire de quelques centimètres à peine. Au lieu de faucher Tisse-Ombre, il a frappé l’encolure de sa monture. Et traversé la bête de part en part, comme si sa chair n’offrait pas plus de résistance que l’air. La blessure s’est empourprée, palpitante. Le rouge s’est épanché. Tisse-Ombre a poussé un cri de rage comme son cheval le désarçonnait. Il a boulé par terre et y est resté un moment à se tortiller. Du coup, Qu’un-Œil s’est mis à tanner Loftus pour qu’il le canarde avec des javelots ordinaires. Le Maître d’Ombres s’est carapaté comme un crabe pour éviter le martèlement des sabots de l’étalon.
C’est à cet instant que j’ai reconnu l’animal. C’était l’un de ces destriers élevés à grand renfort de magie que Madame avait amenés de son ancien empire dans son périple avec la Compagnie. Ils avaient disparu pendant la bataille.
Le cheval hennissait à pleine gorge.
Une bête normale serait morte sur le coup.
J’ai observé les deux cavaliers au loin. Ils s’approchaient de la ville d’un pas lent, proposant le combat. À présent je constatais qu’eux aussi montaient des étalons de Madame. « Mais je les ai vus se faire tuer, ai-je répété à Gobelin.
— Va falloir qu’on examine les yeux de ce gars, a marmonné Qu’un-Œil.
— Je te l’ai déjà dit, a répondu Gobelin. Ce n’est pas Madame. Si tu regardes bien, tu décèleras des différences dans l’armure. »
Les troupes les apercevaient. Une certaine agitation gagnait les Tagliens.
« Et tu ne sais rien de l’autre ? De quoi ils causent, là-bas ?
— Non. Ça pourrait être le Vieux. »
Rutilant est allé voir pourquoi les Tagliens s’excitaient.
Le cheval de Tisse-Ombre s’était effondré mais il continuait de hennir et de frapper le sol de ses sabots. Des volutes d’une vapeur verdâtre sont montées de sa blessure qui saignait toujours. L’agonie de la bête se prolongeait.
Et pourtant le sorcier serait mort plus lentement encore, dans de terribles souffrances, si le trait de Qu’un-Œil avait fait mouche.
Rutilant est revenu annoncer : « Ils sont dans tous leurs états parce que cette armure a l’apparence exacte de celle d’une de leurs déesses nommée Kina, dans son avatar guerrier. C’est ainsi qu’ils la représentent sur leurs peintures, en guerre contre les démons. »
J’ignorais tout du sujet, à part que Kina était une espèce de déesse de la mort dans ces régions.
Je me suis demandé quand le Maître d’Ombres riposterait contre Qu’un-Œil.
« Il s’en abstiendra, m’a assuré Gobelin. Si jamais il s’avise de porter son attention vers nous pour être un minimum efficace, les deux autres en profiteront pour lui arracher les jambes. »
J’ai regardé Tisse-Ombre se traîner cahin-caha hors de vue.
Sa déroute a poussé ses soldats à redoubler d’efforts à nouveau. Quelqu’un allait payer pour sa douloureuse humiliation. De façon fort compréhensible, ils préféraient canaliser sa colère sur nous plutôt que d’en faire les frais.
Certains d’entre eux avaient l’air de reconnaître l’armure d’Ôte-la-Vie aussi. J’ai entendu crier le nom de Kina plus d’une fois de l’autre côté de la muraille.
« Thai Dei. Il est temps d’informer votre grand-père. Je veux mener une partie de mes forces à travers son secteur pour contribuer à repousser les soldats du Sud hors de la ville. »
Le Nyueng Bao est sorti de l’ombre juste ce qu’il fallait pour m’écouter. Il a observé les deux cavaliers, troublé. Puis il a grommelé, est descendu dans la rue et a disparu au trot dans la nuit.
« Écoutez, tous. On va devoir sauver notre intrépide tête de con de chef. Baquet… »