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J’ai bu de l’eau, mangé, et je me suis dit que, cette fois, je n’avais pas eu de mal à quitter le monde de Fumée. Le chagrin ne s’atténuait pas quand je me rendais là-bas pour voir Sarie.
Qu’est-ce que je fichais ici ?
Il restait un mystère que je voulais élucider avant de laisser Toubib m’embarquer dans la tranche de rigolade suivante de notre grande aventure. Je voulais savoir ce qui s’était passé entre Lame et lui.
Fumée et moi avons zigzagué d’avant en arrière dans le temps, subdivisant les zones temporelles, tirant des bords au gré des vents du temps, procédant avec méthode, cherchant des incidents dans la relation entre Lame et mon patron. Je savais quand la brouille s’était produite ; alors, pour commencer, j’ai plutôt cherché les éléments qui l’avaient provoquée.
On pouvait ratisser un large champ temporel en poussant Fumée à un rythme soutenu. Il n’a pas fallu longtemps pour établir, sans le moindre doute, que la relation unissant Lame et Madame avait toujours été sans équivoque, quoi que Lame ait pu espérer de son côté. Madame n’avait jamais réagi à ses regards énamourés – ni à lui ni à quiconque. Elle était trop habituée à ce qu’on lui fasse la cour pour y accorder d’attention.
Alors que s’était-il passé ?
Je me suis acharné sur la question comme un chien sur l’entrée d’un terrier. Fumée ne m’était d’aucune aide. Il y avait des lieux, des moments, des points de vue qu’il refusait tout net d’aborder. J’ai tenté quelques stratagèmes pour découvrir pourquoi il ne pouvait pas ou ne voulait pas m’emmener où je le désirais. En pure perte.
Peut-être que je gaspillais mon énergie sur une piste sans intérêt.
La fâcherie avait été assez explosive et dépourvue de sens, sortie de son strict contexte temporel. La seule explication que j’ai vue, c’est que Lame et Toubib mijotaient chacun un drôle de potage au vinaigre avant de devenir mabouls tous les deux.
Des petites piques, ils sont passés aux insinuations hargneuses et aux menaces de la part du Vieux. Et ça n’en est pas resté là.
Je dois avouer que Toubib s’est vraiment comporté en sale type. Ou en imbécile. Il a continué à chercher les crosses tandis que Lame faisait de son mieux pour ne pas mordre à l’hameçon.
Avec pour seul résultat de l’exaspérer. Toubib a fini par lancer des menaces qui n’ont pas laissé d’autre choix à Lame que de fuir.
J’ai pris du recul, embarrassé pour mon capitaine. Je n’avais jamais pensé qu’il puisse faire un pareil trouduc. Je ne comprenais pas pourquoi il nourrissait tant d’inquiétude à l’égard de Madame. Je me sentais pour Lame, profondément, et mon opinion sur un de mes héros s’en rabaissait d’autant.
Maintenant que j’y réfléchissais, je me souvenais de quelques chicaneries dont Saule Cygne avait fait les frais mais qui, elles, n’avaient pas donné lieu à de tels dérapages. Toubib avait aussi eu des mots avec le Prahbrindrah Drah, une fois.
Je voyais se dessiner une chose. Une chose qui me chagrinait, mais qui relevait de l’évidence, à bien y regarder.
Toubib était obnubilé par sa femme. Il s’attaquait à tous ceux qui s’occupaient un peu trop d’elle, quel qu’en soit le prix à payer.
Merde. Pourquoi ? Elle n’était pourtant pas Sarie.
Il avait déjà perdu Lame. Je ne voyais pas à quoi Saule Cygne pouvait nous être utile, étant trop coquet blondinet, mais j’aurais détesté que la Compagnie se mette le prince à dos sous le seul prétexte qu’un type se faisait de la bile pour sa femme.
D’autres écailles me tombaient des yeux, reléguant au loin ma déception.
Il fallait que je discute de la question avec les vieux de la vieille, Qu’un-Œil, Otto et Hagop. Gobelin était trop loin et Madame à la fois trop loin et trop impliquée pour être de bon conseil. Un capitaine qui pensait avec ses couilles au lieu de son cerveau pouvait faire tuer pas mal de monde.
Pour ma part, je ne vénère aucun dieu, même si je tiens certains d’entre eux pour bien réels à leur façon. Je suis convaincu que, régulièrement, ils s’esclaffent tous de bon cœur en pensant que l’un d’eux s’est montré assez ingénieux pour inventer la sexualité humaine. Même l’appât du lucre et la soif de pouvoir conjugués ne sauraient motiver la moitié des imbécillités que nous commettons du seul fait de cette différence de sexe.
Cela dit, tout bien réfléchi, je crois que tout autant de belles choses procèdent de cette même dichotomie.
Disons Ky Sahra.
Dieux, Murgen, il faut que tu t’éloignes de ce vieux bonhomme à moitié mort. Tu es un mercenaire. Un soldat. Tu ne devrais pas t’amuser à jouer le philosophe. Pas même avec toi-même.