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Madame m’a demandé six jours plus tard. Je m’étais remis de mes coliques et j’avais mangé suffisamment pour reprendre quelques-uns des kilos perdus dans l’enclos. J’avais quand même l’air d’un réfugié de l’enfer. D’ailleurs, j’en étais un. Pour sûr, j’en étais un.
Madame n’avait pas trop bonne mine non plus. Fatiguée, pâle, très tendue, apparemment toujours en lutte contre le mal qui l’avait fait vomir l’autre jour. Elle n’a pas perdu de temps en bavardage.
« Je te renvoie à Dejagore, Murgen. On reçoit des rapports inquiétants sur Mogaba. »
J’ai acquiescé. J’avais entendu certains d’entre eux. Chaque nuit, de nouveaux radeaux traversaient le lac. Les déserteurs et réfugiés, chaque fois, n’en revenaient pas d’apprendre que Tisse-Ombre était mort et que Madame contrôlait son armée – quoique cette armée s’évaporât du fait des désertions aussi.
Madame était une dure. À mon avis, elle voulait que le problème posé par Mogaba se résolve de lui-même – quoi qu’il puisse en coûter à Taglios et à la Compagnie noire.
« Pourquoi ? » Ce n’était pas malin. Tous les Tagliens là-bas avaient des familles au pays. La plupart de ces gens avaient de la classe ou de l’étoffe, car c’étaient ceux-là Qui s’étaient portés volontaires pour la défense de Taglios.
« J’ai besoin que tu retournes là-bas et que tu sois toi-même. Mais consigne tout. Affûte tes talents. Maintiens la cohésion de la Compagnie. Sois prêt à tout. »
J’ai ronchonné. J’aurais préféré entendre autre chose, sachant qu’il était possible de lever le siège tout de suite.
Madame a saisi mes réserves. Elle a souri tristement, exécuté un geste soudain. « Dors, Murgen. » Je me suis effondré sur-le-champ. Elle était bien demeurée le serpent de jadis.
Mon esprit refusait de s’éclaircir. Les Tagliens qui m’avaient aidé à quitter Dejagore avançaient comme des zombies. Ils ne parlaient pas et m’avaient l’air aveugles. « À plat ventre ! ai-je murmuré. Patrouille ! » Ils ont obtempéré, mais comme des hommes profondément drogués.
Il y avait peu de patrouilles de jour. On pouvait facilement les éviter. Leur mission ne consistait pas à empêcher les gens d’aller vers la ville, du reste. Nous avons atteint la rive du lac sans encombre.
« Repos, ai-je ordonné. On attend la nuit. » Je ne savais pas trop ce qui nous avait poussés à traverser les collines de jour. Je ne me souvenais pas de notre départ. « Est-ce que je me suis conduit bizarrement ? » ai-je demandé.
Le plus grand des Tagliens a secoué la tête négativement, l’air vaguement dubitatif. Il était plus troublé que moi.
« J’ai la sensation d’avoir émergé d’un brouillard comateux il y a deux heures. Je me rappelle avoir été capturé. Je me rappelle avoir été détenu dans un enclos pouilleux. Je sais qu’il y a eu un combat ou quelque chose. Mais je ne sais plus dans quelles circonstances on s’en est sortis.
— Moi non plus, chef, a dit le plus petit. J’ai le sentiment très vif qu’il nous faut retourner voir nos camarades au plus vite. Mais je ne sais pas pourquoi.
— Et toi ? »
Le plus grand a hoché la tête, le front tout plissé. Il allait s’éclater une veine à force d’efforts de mémoire.
« Peut-être que Tisse-Ombre nous a fait quelque chose et nous a relâchés. Il vaut mieux garder cette éventualité à l’esprit – surtout si vous éprouvez des envies qui vous surprennent. »
À la nuit tombée, nous avons longé le rivage et fini par trouver un radeau. Nous avons embarqué et mis le cap sur Dejagore. Mais, très vite, nous avons dû renoncer à nous pousser à la perche : l’eau était trop profonde. Nous nous sommes donc servis des perches et des débris de planches comme de rames de fortune. Il nous a fallu la moitié de la nuit pour venir à bout de la traversée. Tout cela, comme de bien entendu, pour plonger aux enfers à l’arrivée.
Qu’un-Œil était de garde et avait passé son temps à faire l’amour à un tonneau de bière. Il a entendu des clapotis, des voix qui demandaient un coup de main et, forcément, il a conclu que les hordes maléfiques passaient à l’attaque, en conséquence de quoi il a expédié quelques boules de feu afin que d’habiles archers puissent nous coucher en joue.
Trois ou quatre flèches à peine avaient sifflé à nos oreilles quand Qu’un-Œil m’a reconnu. Il a fait cesser le tir à grands cris. Mais le mal était fait. Les Nars à la porte nord nous avaient vus.
Ils étaient trop loin pour avoir reconnu nos visages. Mais le soupçon que la vieille équipe entretenait des contacts à l’extérieur titillerait la curiosité de Mogaba.
« Hé, gamin, content de te revoir, a lancé Qu’un-Œil comme je me hissais au sommet du rempart. On te croyait mort. On s’apprêtait à cé… à célébrer tes funérailles d’ici deux ou trois jours, quand y aurait le temps. Je faisais repousser la cérémonie, vu qu’au moment où t’aurais été déclaré mort officiellement il aurait fallu que je me mette à tenir les annales. » Généreusement, il m’a offert à boire dans sa chopine personnelle, un précieux récipient qui n’avait pas été lavé depuis quinze jours. J’ai décliné l’honneur. « Tu vas bien, gamin ?
— Je ne sais pas. Peut-être que tu pourras me le dire. » Je lui ai raconté ce dont je pouvais me souvenir.
« T’as subi un autre sortilège ?
— Si c’est ça, ces gars l’ont subi avec moi.
— Intéressant. Passe me voir demain, qu’on en recause.
— Demain ?
— Mon tour de garde se termine dans dix minutes et j’ai bien l’intention d’en écraser un peu. D’ailleurs, toi aussi, t’as besoin de repos. »
Ah, les amis, tout de même. Que ferais-je sans Qu’un-Œil pour veiller sur moi ?