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Otto et Hagop étaient de retour, après d’innombrables et frustrants retards sur le dernier bras du fleuve, le tronçon censément le plus facile de leur voyage. Ils étaient cachés dans cet entrepôt shadar, sur le port, dont je m’étais servi pour garder les prisonniers que nous avions capturés dans le bois du Malheur. Qu’un-Œil est venu me chercher dans ma chambre. Lui, moi et mon ombre brune nous sommes mis en route pour le fleuve.
Le Vieux nous attendait à l’entrepôt. Il pouvait tout lâcher quand il le voulait vraiment. « Ça va, Murgen ?
— J’ai la situation en main.
— Il passe trop de temps avec Fumée, a cafté Qu’un-Œil.
— Ce n’est sûrement pas très sain. Tu veux venir voir ces lascars ? »
Il parlait d’Otto et de Hagop, même si leurs collègues de l’expédition se trouvaient aussi dans l’entrepôt et râlaient parce qu’on les empêchait de rejoindre leur famille.
Ça faisait presque trois ans.
Ni Otto ni Hagop n’avait beaucoup changé. « Encore un peu et je ne misais plus sur vous, les gars », ai-je dit à Hagop. On s’est serré la pince. J’ai serré celle d’Otto aussi. « J’ai cru que vous aviez épuisé votre chance.
— S’en est fallu de peu, Murgen. On en a cramé pas mal.
— Bien, est intervenu le Vieux. Qu’est-ce qui a pris si longtemps ?
— À vrai dire, il n’y a pas grand-chose à raconter. » Hagop regardait Toubib bizarrement, comme s’il voulait s’assurer qu’il parlait au véritable Vieux. Toubib portait son déguisement shadar. « On est allés là-bas, on a fait ce qu’on a pu, on est revenus. » Comme si une boucle de vingt mille kilomètres relevait de la routine ? Dans la Compagnie, on n’aime pas trop rouler des mécaniques. « On ne s’est pas autorisé beaucoup de tourisme. »
Pendant que Hagop parlait, Otto a passé en revue les portes et les fenêtres. « Il faut se méfier des espions ? a-t-il demandé.
— On est à Taglios », a répliqué Toubib. Ce par quoi il voulait dire qu’ici tout le monde observe tout le monde en guettant le point faible.
« On s’imaginait que vous aviez fait le ménage, depuis le temps.
— C’aurait vraiment été du très gros ménage, alors. Les espions de l’Ombre, ouais, eux ne posent plus de problème. Madame, Gobelin et Qu’un-Œil s’en sont occupés.
— Il reste les clergés, ai-je déclaré.
— Et on a eu quelques accrochages avec les Félons, récemment. »
Quelque chose dans mon expression a convaincu Hagop qu’il valait mieux s’abstenir de poursuivre sur ce sujet. Pour l’instant. « Et comment va la guerre ?
— Lentement, lui a dit Toubib. On en recausera plus tard. Vous avez fait avancer nos affaires, là-haut ?
— Pas beaucoup, pour être franc.
— Vérole !
— On ramène des trucs pour les annales. Murgen, tu voudras peut-être les ajouter dedans. C’est des documents qui racontent ce que faisaient les autres, et qui donneront un éclairage sur ce qu’on faisait, nous. Je me disais que tu pourrais peut-être en caser des passages çà et là dans les écrits de Toubib. Comme ça, ceux qui viendront après nous auraient un double point de vue. Hmm ?
— Peut-être que tu devrais t’en charger. » Aigre, ma suggestion.
« Apprends-moi à lire et à écrire. Je me fais trop vieux pour l’autre merdier.
— Je le ferai peut-être. » J’ai lancé un regard à Toubib. « Tant que ce n’est pas édité. » Le Vieux a souri.
Hagop a gloussé. « Les dieux m’en gardent, Murgen. Pas moi. Hé, j’ai appris tout ce qui s’était passé après notre départ de là-bas aussi. Vous n’imaginez pas le chambard. Le Boiteux est réapparu une fois de plus. Ne vous inquiétez pas. Tout est réglé, maintenant. L’Empire est plutôt chiant, à l’heure actuelle.
— Tu me donnes envie d’y rentrer, tiens.
— Est-ce que tu es entré dans la Tour ? a demandé Toubib.
— On y a passé six mois. Surtout pour les mettre en confiance au début.
— Et… ?
— On a fini par les convaincre que Madame récupérait ses pouvoirs. Alors ils ont coopéré davantage. Ceux qui habitent la Tour maintenant n’aiment pas trop entendre parler d’elle.
— Mince. Ça va lui fendre le cœur », ai-je dit.
Hagop a souri. « Ouais. Ils ne nous enverront pas d’aide. Sous prétexte qu’ils ne veulent pas se faire de nouveaux ennemis. Je crois que c’est surtout parce qu’ils ne veulent pas que Madame ait la nostalgie du bon vieux temps et qu’elle s’en retourne dans le Nord.
— C’est bien ce qu’on s’était dit, a déclaré Toubib. Ils n’ont rien à gagner dans cette affaire, à part maintenir Madame au loin. Qu’est-ce que vous avez obtenu ?
— Ils nous ont ouvert leurs archives, mis des traducteurs à notre disposition. Ils ont même rouvert des tombes quand on le leur a demandé.
— Ça devait les intéresser eux aussi de savoir qui se trouvait dedans.
— Tu m’étonnes. Ils ont dû changer de culotte quand on leur a dit que tous les Asservis resurgissaient par ici, bien vivants. Faut dire qu’ils ont eu la frousse de leur vie quand le Boiteux a fait son retour et manqué de peu les tailler en pièces.
— Ce type nous en voulait davantage que Volesprit », ai-je dit. En tout cas, on pouvait le biffer de la liste de nos ennemis. « Et mes graines de navet ?
— Le Boiteux, ils l’ont liquidé cette fois, a confirmé Hagop. Sûr de sûr. J’ai tes graines. De navets, de panais et même de patates. Si rien n’a été gâté.
— Pour ce qui est d’avoir réglé son compte au Boiteux, c’est ce qu’ils prétendent », a dit Toubib. Il regardait Otto qui se dandinait nerveusement, mal à l’aise. « Alors ils vous ont laissé mener l’enquête et vous ont même apporté leur aide. Qu’est-ce que vous avez appris ? » C’était l’objectif de la mission. Voir si certaines informations dans le Nord pouvaient nous servir ici.
« Pas grand-chose. Mais ça paraît peu vraisemblable qu’Ombrelongue soit un ancien Asservi. »
Je le croyais volontiers. J’étais sûr qu’il se serait à présent trahi auprès du Hurleur si tous les deux avaient été alliés par le passé. « Ces patates, tu les as choisies de cette petite variété que… »
Hagop m’a lancé un regard noir et a poursuivi en s’adressant au Vieux : « Il reste d’infimes chances qu’il puisse s’agir de l’Anonyme, de Croquelune ou de Rôde-la-Nuit, même si tout le monde là-haut demeure fermement convaincu que ces trois-là ont cassé leur pipe. C’est seulement qu’on n’a pas réussi à retrouver leurs dépouilles.
— Ce ne pourrait pas être un des Asservis plus récents ? a hasardé Toubib.
— Effectivement, cinq de ceux-là ont survécu. Trajet, Murmure, Cloque, Pas-de-Loup et l’Instruit. Mais Madame les a dépouillés tous les cinq de leurs pouvoirs. Devant témoins.
— Madame les récupère bien, ses pouvoirs, elle, ai-je contré.
— Pas faux. D’un autre côté, on connaît le jour exact de l’apparition des Maîtres d’Ombres. À l’heure près, je dirais. Tous les Asservis plus récents étaient encore en service dans le Nord à ce moment-là. Pour être précis, la plupart d’entre eux n’étaient même pas encore Asservis à cette date. »
J’ai échangé un regard avec le Vieux. Il s’est mis à faire les cent pas. « Quand Volesprit me retenait prisonnier, a-t-il déclaré, elle m’a affirmé que l’un des Maîtres d’Ombres qui était mort à Dejagore n’avait jamais été un Asservi.
— On peut en dire autant de Tisse-Ombre, ai-je ajouté.
— En vérité, tout ce qu’ils ont pu nous dire là-bas, a repris Hagop, c’est qu’ils ignoraient totalement si Ombrelongue est un ancien de cette clique ou non. Et pas moyen d’en apprendre davantage par les écrits. »
Toubib, qui continuait à marcher de long en large, a évité de justesse la collision avec Otto. Il restait indifférent au groupe de malheureux Tagliens qui attendaient sa bénédiction pour rentrer enfin chez eux. Après tout ce temps, le reconnaissaient-ils seulement sous son déguisement shadar ? Sans doute.
J’étais sûr qu’il pensait que cette guerre avec les Maîtres d’Ombres n’était pas un combat ordinaire, que les enjeux dépassaient ceux de la survie. « On a descendu trois de ces salopards, a-t-il lancé. Mais Ombrelongue est le pire. C’est le plus cinglé. Il travaille à son Belvédère jour et nuit…
— Encore maintenant ?
— Encore et toujours. Le pauvre imbécile est le témoignage vivant que tout se paie cher, en temps et en moyens. Même la magie ne peut vous épargner cette réalité. Mais il est bien plus près de son but que lorsque vous êtes partis. Et, s’il réussit à parachever sa forteresse avant qu’on ait pu le descendre, alors on l’aura dans l’os. Ce sera un tournant pour le monde. Son plan, c’est de se calfeutrer à l’abri et de lâcher les chiens de l’enfer – puis de sortir récolter les miettes de ce qui restera.
— J’ai déjà entendu ça », ai-je grommelé. Je ne parvenais pas à prendre la menace complètement au sérieux, sachant pourtant de qui il s’agissait. Mais Toubib avait l’air de croire Ombrelongue capable de nourrir un tel projet. Peut-être ses voyages avec Fumée lui avaient-ils montré quelque chose que j’avais raté jusqu’alors.
Ainsi donc, la fin du monde était imminente, qu’elle soit provoquée par Kina et ses Félons ou par Ombrelongue. Dans un cas comme dans l’autre, seule la Compagnie noire pouvait éviter la catastrophe. Ouais. Bien entendu !
J’aurais voulu dire : Allons Toubib, vieille branche, on n’est que la Compagnie noire, une bande de traîne-savates incapables de se faire une place dans la société autrement qu’en louant ses épées. D’accord, on s’est embarqués dans une espèce de course à la noix avec un bel échantillonnage de timbrés de tout poil, mais tout le monde s’en contrefichera dans cent ans. On est impliqués dans une affaire d’honneur à cause de promesses et d’événements comme le rapt de ta gosse par les Étrangleurs. Mais n’essaie pas de faire gober à quiconque qu’on va sauver le monde.
J’avais peur que le Vieux soit en train de se choper la grosse tête, comme Ombrelongue, Mogaba, le Hurleur, Kina, toutes les canailles de notre époque. L’un des devoirs de l’annaliste consiste à rappeler au capitaine qu’il n’est pas un demi-dieu. Mais je manquais de doigté. Bordel, je n’avais même pas été fichu de rabattre son caquet à l’oncle Doj quand il l’aurait mérité.
« Il me faut une piste, Hagop, a dit Toubib. Il m’en faut une absolument. Dis-moi que tu as trouvé quelque chose. N’importe quoi.
— J’ai trouvé les graines de navet de Murgen.
— Purée…
— La meilleure suggestion qu’ils m’ont faite, c’était de chercher les survivants du Cercle des Dix-huit. »
Bien. Ça, c’était intéressant.
Toubib s’est figé. Il m’a regardé comme si j’allais lui annoncer quelque chose. J’ai vu sa concentration s’étioler. Il se remémorait la bataille de Charme.
Le Cercle des Dix-huit avait levé de très grandes armées rebelles pour abattre la Dame. Le conflit avait atteint son paroxysme lors de la bataille de Charme, le plus grand bain de sang de l’Histoire.
Le Cercle avait perdu.
« On a tué Trempe et Fureteur. Madame a fait de Murmure une Asservie. Ça fait trois.
— D’autres ont disparu quand on leur a flanqué la pilée », ai-je fait observer. Mon « on » a fait sourire Otto, Hagop et le Vieux. Je n’avais guère que douze ans à ce moment-là, et sans doute jamais seulement entendu parler de la Compagnie noire.
« On prenait vraiment des pincettes, à l’époque, chef, a dit Hagop. On était partis en quête de vétérans rebelles à interroger et on avait tout bonnement fait chou blanc. On avait tout juste réussi à découvrir les noms de sept des Dix-huit. Mais certains types dans la Tour, alors jeunes officiers, ont prétendu avoir assisté à la mort des Dix-huit, tous à l’exception d’un qui s’appelait Babiole, de ceux qui sont devenus Asservis et d’un de ceux dont on n’avait pas pu découvrir le nom.
— Babiole. » Toubib s’est remis à marcher. « Je me souviens de Babiole, a-t-il déclaré d’un ton songeur. Enfin, de son nom seulement. On était à la Marche de la Déchirure. On a appris que Babiole avait été cernée. Dans l’est. On était aux prises avec Trempe. J’ignore si je l’ai même mentionné dans les annales. »
Ha ! Une occasion de l’épater. « Si fait. Une phrase. Mais rien de plus. Tu as écrit que Murmure avait pris Rouille et que l’armée de Babiole était encerclée.
— Murmure. Oui. Elle n’était Asservie que depuis peu. » Il avait contribué personnellement à l’Asservissement. « C’en est une pour Madame. Elle saura s’il peut y avoir quelque chose entre ces deux-là.
— Babiole était une femme, nous a déclaré Hagop. Ombrelongue est de quel sexe ? »
Toubib a plissé le front.
« Il ne se déshabille jamais entièrement, ai-je dit, mais je penche avec une quasi-certitude pour le masculin. Au physique. »
Le Vieux m’a poignardé du regard. Merde ! Heureusement les Tagliens boudaient dans leur coin, assez loin. Nul n’a relevé ma bévue. Hagop ne faisait pas partie de la liste des trois, pourtant. J’ai essayé de rattraper le tir tout de suite : « Mais Fumée est le seul qui l’ait vu en chair et en os. Et il ne parle pas.
— Il est encore vivant ? s’est enquis Hagop.
— À peine, a dit Toubib. On le maintient en vie. Il est arrivé que des types sortent du coma. C’est tout, Hagop ? Tout ce temps investi, tout ce voyage. C’est tout ce que tu me ramènes ?
— On ne peut pas gagner à tous les coups, chef. » Il a souri. « Oh, j’allais oublier. Ils m’ont donné un plein coffre de paperasses et de trucs qui ont appartenu à certains des individus qui, peut-être, ont pu devenir Ombrelongue – si tant est qu’il ait été l’un des Dix-huit. Le tout est empaqueté sous scellés, au cas où un sorcier se serait mis en tête d’utiliser tout cela. »
Le visage de Toubib s’est illuminé à la façon d’un feu de joie. « Tête de nœud, va ! » Tout sourire, il a braillé : « Otto, renvoie donc ces gens chez eux, veux-tu ? Bonharj, les autres, qu’est-ce que vous fichez à baguenauder ici ? Vos familles vous attendent. » Il m’a dit : « Je suppose qu’on devrait envoyer tout ça à Madame par bateau. Elle saura qu’en faire. »
Otto a poussé tous les Tagliens hors de l’entrepôt. Ils n’en revenaient pas de cette soudaine générosité du Libérateur. Moi non plus.
« Et maintenant, a fait Hagop, si vous autres nous racontiez ce qui s’est passé ?
— Pas mal de choses, ai-je commencé. Mais rien d’énorme ni de tonitruant. On les grignote.
— Mogaba est vraiment le grand patron de l’armée d’Ombrelongue ?
— Absolument. C’est une fieffée pourriture de salopard, seulement Ombrelongue lui tient la bride. Il ne se frotte à nous qu’en second, la plupart du temps, il laisse Lame se taper son sale boulot.
— Hein ? Lame ? Comme le Lame de Lame, Mather et Cygne ?
— Euh… ouais. » J’ai jeté un coup d’œil au Vieux dont l’expression s’était pétrifiée. « Ouais. Lame a déserté pendant votre absence.
— Retournons au palais, Murgen, a dit Toubib. On a du pain sur la planche. »