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Vous voilà ! Bon, nous y sommes à nouveau. Vous nous avez manqué.

… chose sans visage qui, en dépit de cela, paraît sourire, satisfaite d’elle-même.

Ç’a été une nuit pleine de péripéties. Non ? Et les festivités continuent. Regardez là. La Compagnie noire et ses auxiliaires ont entrepris de pourrir la vie aux lascars de l’Ombre qui ont eu le toupet d’élire domicile à l’intérieur des murs de Dejagore.

Regardez comme ils se servent des leurres et des soldats imaginaires pour attirer les gars du Sud dans des pièges mortels, pour les amener à se découvrir.

Oh. Revenez à cette muraille. Il s’agit d’un détail, mais c’est avec ça qu’on écrit les épopées.

Les combats se sont décalés vers l’est de la ville. Il n’y a presque plus personne par ici, maintenant. Quelques gardes pour surveiller depuis le chemin de ronde, c’est tout. Et quelques éclaireurs de l’Ombre qui furètent sans enthousiasme dans l’obscurité, assez inattentifs. Sans quoi, comment pourraient-ils manquer cette petite créature arachnéenne qui descend en rappel le long de la muraille ?

Pourquoi diable est-ce qu’un sorcier de quatrième rang, vieux de deux cents ans, se met en tête de descendre au moyen d’une corde au pied d’un rempart où de petits hommes bruns très hostiles pourraient décider de lui faire sa fête ?

L’étalon blessé de cette mystérieuse race ensorcelée a cessé de hennir. Enfin. Il est mort. La blessure qui lui a été fatale, encore luminescente, exhale des vapeurs verdâtres.

Là-bas ? Oui. Regardez-les. Deux vilaines créatures, pas vrai ? nimbées de leurs brumes roses. On ne dirait pas qu’elles arrivent pour dévaster la ville, pourtant, si ?

Que passe-t-il là-bas ? Des soldats de l’Ombre qui s’égaillent comme si un renard entrait dans le poulailler. Ils poussent des cris de terreur pure. Au milieu d’eux, une forme noire se déplace souplement. Regardez. Ça vient de faucher un homme. Vous avez vu ?

Il reste si peu de clarté que le centre de la bataille fluctue. Le vieil homme est aussi noir que le cœur de la nuit elle-même. Vous croyez que les yeux d’un mortel pourront le remarquer, trottant parmi les morts ? Où va-t-il ? Vers le cadavre du cheval de Tisse-Ombre ?

Qui soupçonnerait cela ? Un comportement de fou.

L’ombre rampante progresse aussi vers le cadavre du cheval. Voyez comme ses yeux rougeoient quand les feux de la ville jettent des éclats. Regardez-moi cet idiot qui se dirige droit dessus au lieu de fuir dans la direction opposée. C’est plus fort que lui, on dirait. La bêtise peut être fatale.

On ne voit plus le petit homme noir parce qu’il s’est immobilisé. Le voici. Il a entendu quelque chose. Et le voilà qui repart au trot vers l’étalon mort. Il veut récupérer sa lance. Et peut-être à raison, aussi déraisonnable cela semble-t-il. Il a travaillé dur pour la confectionner.

Il s’est arrêté de nouveau, les yeux écarquillés, il hume la nuit et perçoit une odeur presque oubliée. Au même instant, les ténèbres mortelles ont aussi vent de lui.

Un feulement de triomphe à glacer le sang retentit dans la plaine. L’ombre accélère.

Le petit homme noir empoigne sa lance et détale vers la muraille. Va-t-il réussir ? Ses deux courtes et vieilles jambes l’emporteront-elles assez vite pour qu’il échappe à la mort qui fond sur lui ?

La créature est massive. Elle jubile.

Le petit homme atteint la corde. Mais il est encore à vingt-cinq mètres de la sécurité. Il est vieux, essoufflé. Il fait volte-face. Juste à temps. La pointe de sa lance se tourne contre le monstre au moment où celui-ci bondit. La bête se contorsionne en l’air, évite de s’embrocher mais écope d’une profonde entaille entre le museau et l’oreille gauche. Elle hurle. Une vapeur verdâtre monte de la plaie rouge et luisante. L’animal perd tout intérêt pour l’homme qui entame la longue escalade vers le rempart. Cette étrange lance sculptée lui barre le dos maintenant, retenue par une vulgaire cordelette.

Nul ne le remarque. Nul ne s’intéresse à la scène. Les combats ont dérivé ailleurs.