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Nous avions enduré tant de misères pendant si longtemps que cette nuit avait des airs de routine. Tant de fois nous avions dû composer avec de piètres abris, une nourriture infecte et le froid omniprésent. Mais l’aube a fini par poindre et la pluie s’est muée en une averse sporadique. Sahra, To Tan et moi avons rampé sous notre tente et nous y sommes pelotonnés. Pendant un moment, j’ai presque été heureux.

Ce To Tan était remarquable. Il restait aussi silencieux que Sahra la plupart du temps, même s’il était capable de faire un sacré raffut quand il s’y mettait. Pour l’heure, il était content de dormir. Pour la première fois de la semaine, il avait son petit bidon plein.

Le mien l’était aussi.

J’ai pu profiter de quatre heures d’un sommeil absolument délicieux, qu’une calamité est venue interrompre.

D’abord, la calamité a pris la forme de Ky Gota. Je n’avais pas vu la mère de Sahra depuis qu’oncle Doj l’avait congédiée en douceur de chez moi. Elle ne m’avait pas manqué beaucoup.

Étant donné que je dormais, je ne l’ai pas vue entrer dans la tente en déchirant la toile. Quand je me suis réveillé, elle braillait et vitupérait dans un sabir de nyueng bao et de très mauvais taglien. Sahra, déjà assise, bouche ouverte, laissait aller des larmes.

To Tan s’est mis à pleurer.

Ky Gota n’était pas insensible aux pleurs de bébé. Derrière son tempérament revêche se cachait le cœur d’une grand-mère. Loin derrière. Elle a dit quelque chose au nourrisson. Avec douceur !

Rudy a déboulé. « Tu veux que je refoule celle-là dans le lac, Murgen ?

— Quoi ?

— Elle est sortie de l’eau il n’y a pas longtemps. Elle a prétendu que quelqu’un avait essayé de l’assassiner. On l’aurait poussée de son radeau, à ce qu’elle prétend. Je ne serais pas étonné qu’elle l’ait bien cherché.

— Sans doute. » Sahra m’a dévisagé avec surprise. Malgré ses larmes. « Mais je dois rester poli. Elle fait partie de la famille.

— Eh ben », a fait Rudy. Il s’est éloigné en secouant la tête.

Sahra a adressé à sa mère une série de gestes exaspérés. To Tan dévisageait sa grand-mère en suçant son pouce. J’ai humé une drôle d’odeur. « Va voir mamie, ai-je murmuré. Montre-lui comme tu marches bien. » Lui ne m’a pas compris, mais elle, si. Elle a tendu les bras.

À ma connaissance, To Tan était la seule personne du monde qui éprouvait de l’affection pour Ky Gota. Il a trébuché vers sa grand-mère, laquelle a oublié qu’elle avait froid, qu’elle était mouillée et de méchante humeur.

Sahra m’a lancé un regard dur. J’ai haussé les épaules, souri et déclaré : « Il est temps de le changer à nouveau. »

 

Rudy est venu me trouver tandis que j’observais la ville. Une fumée récente flottait au-dessus de notre quartier. « Bubba-do vient de prendre une patrouille en embuscade, Murgen.

— Merde. S’ils ne vont pas faire leur rapport…

— Il a dit qu’ils nous savent ici. Ils nous espionnaient. Le dénommé Cygne est avec eux.

— Qu’un-Œil avait raison, donc. Il y a eu des blessés ?

— Pas encore.

— Bien, bien. Est-ce qu’ils ont vu le camp ? » Les Nyueng Bao avaient réalisé des prouesses de camouflage, à ce propos. On distinguait bien un camp, mais pas ses limites.

« Je crois qu’ils ont seulement aperçu de la fumée. Ils étaient tout surpris de se faire choper, selon Bubba-do.

— Et lui, ils l’ont vu ?

— Oui.

— Dommage. Peut-être qu’ils ne l’ont pas reconnu. » J’ai haussé les épaules. « Il y a des choses auxquelles on ne peut rien. Je vais m’occuper d’eux. Une seconde. » Je suis allé voir d’un pas lourd Sahra et sa mère. « Chut ! ai-je fait comme la vieille femme ouvrait la bouche pour parler. On a des ennuis. Qui peut s’exprimer au nom des Nyueng Bao ? » Je ne voyais pas à qui d’autre poser la question. Ces gens étranges suivaient mes consignes si elles pouvaient contribuer à améliorer notre situation, mais ils ne parlaient pas.

La vieille femme a reposé l’enfant et s’est levée. Elle a plissé les yeux. « Tam Dak ! » a-t-elle aboyé.

Un frêle vieillard passait par là. Malgré son âge, il portait un gros fagot de bois mort. Ky Gota lui a commandé d’approcher. Le vieil homme est venu de son pas traînant mais à vitesse accélérée.

Je suis allé l’accueillir. « Salut à vous, père. Je suis celui qui servait d’interlocuteur au porte-parole. » Je parlais fort et lentement.

« Je ne suis pas encore sourd, mon garçon, a-t-il répondu dans un taglien meilleur que le mien. Et je sais qui vous êtes.

— Bien. Alors, allons droit au fait. Les soldats d’en face nous ont trouvés. On ne sait pas quelle sera leur attitude à l’égard de votre peuple. S’ils sont mal disposés, je ne pourrai pas faire grand-chose. Vos guerriers ont effectué des reconnaissances. Pouvez-vous disparaître ? »

Il m’a dévisagé une dizaine de secondes. J’ai soutenu son regard. Sahra est venue se camper près de moi. Derrière nous, To Tan gloussait en jouant avec sa grand-mère. Le vieil homme a tourné son regard vers Sahra. L’espace d’un moment, il a paru plongé dans des souvenirs. Il a frissonné. Il est devenu plus impénétrable. « On le peut.

— Bien. Faites-le tant que je serai avec eux. » J’ai pointé un pouce du côté des collines. « Je mettrai Doj au courant. Il vous trouvera. »

Tam Dak a continué de me dévisager posément. Sans acrimonie aucune, avec simplement de l’incompréhension. Je ne me comportais pas comme un étranger classique.

« Bonne chance. » Je me suis tourné vers Rudy. « Voici le topo : les Nyueng Bao ont besoin de filer. J’irai avec Cygne. Je m’arrangerai pour gagner du temps quand on arrivera à son camp. Tu veilles à ce que les Nyueng Bao se taillent, puis tu camoufles le désordre ici pour faire croire qu’on aménage le camp pour les gars qui arriveront ce soir. »

Le vieil homme n’a pas perdu une seule de ces paroles. J’ai poursuivi : « Dorénavant pour tout le monde ici, ce peuple n’a jamais existé.

— Mais…

— Exécution. Et laisse-les prendre le plus gros des vivres. On ponctionnera ceux de la bande à Madame. » Du moins je l’espérais.

Rudy a regardé Sahra. Tout le monde paraissait persuadé qu’elle était la clé de tout. Il a haussé les épaules. « C’est toi le chef. Je suppose que je ne dois pas chercher à comprendre. Comment vas-tu l’expliquer, elle ?

— Je n’aurai pas à le faire. » Je me suis dirigé vers la patrouille de Cygne que les nôtres tenaient en respect.

Sahra m’a emboîté le pas, après s’être arrêtée le temps de prendre To Tan dans ses bras.

« Reste là », lui ai-je dit. Elle m’a regardé sans afficher d’expression, soudainement frappée de surdité. J’ai fait quelques pas de plus. Elle a marché sur mes talons. « Il faut que tu restes avec les tiens. »

Un léger sourire a incurvé ses lèvres. Elle a secoué la tête.

Hong Tray n’était pas la seule sorcière de la famille.

« Ky Gota… »

Et zoum !

« Toi ! Soldat de l’obscur ! Toi, sa ruine, maintenant elle n’est plus assez bien pour toi ? Sorcière cruelle ma mère était, mais… » Elle a poursuivi dans un charabia incompréhensible mais tout aussi véhément. J’ai sondé Tam Dak du regard. Il est demeuré impénétrable, mais j’aurais parié mes chances d’aller au paradis qu’il avait envie de rigoler.

« Oh, et basta. Rudy ! Vois ce qui appartient à Sahra et veille à ce que ça reste sous notre tente. Allez viens, femme. »