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« T’en tires une tête, quelqu’un a boulotté ton caniche préféré ou quoi ? » m’a lancé Gobelin. Les vannes de ce genre allaient bon train, maintenant qu’il n’y avait plus de chien. Il ne restait plus que deux sources de viande. Les Nars mangeaient des deux. Nous nous limitions à ces bêtes corbeaux.

J’ai raconté à Gobelin et Qu’un-Œil ce que j’avais vu. Oncle Doj se tenait derrière moi, un peu grincheux parce que j’avais tenu à voir les miens avant de rendre visite au porte-parole. J’en étais à peine à la moitié de mon récit quand Qu’un-Œil m’a interrompu : « Faut que tu racontes ça à toute la Compagnie, gamin. » Pour une fois, il était aussi sérieux qu’une lance dans le bide.

Et, pour une fois, Gobelin s’est déclaré du même avis sans faire de manière ni traîner la patte. « Il faut que tu réfléchisses à ce que tu vas dire pour mettre tout le monde au courant. Parce que la nouvelle va circuler. Tes propos risquent d’être déformés et aggravés.

— Fais rassembler tout le monde, alors. Pendant ce temps, je vais feuilleter ces livres jaicuris. Il y a peut-être autre chose que j’aurai besoin de leur dire.

— Puis-je me joindre à toi ? a demandé oncle Doj.

— Non. Va dire au vieil homme que j’irai le voir dès que possible. On reste en famille.

— Comme tu voudras. » Il a dit quelque chose à Thai Dei et s’est éloigné.

Baquet a interrompu ma lecture. « Tout le monde est là, Murgen. À part Clete. Il est parti courir la gueuse au diable vauvert, même ses frangins ne savent pas où le trouver.

— Bien.

— C’est grave ? On le dirait à te voir.

— Ouais.

— Ça peut devenir pire que c’est déjà ?

— Tu en sauras plus long d’ici peu. »

Cinq minutes plus tard, je me tenais face à soixante hommes et je racontais mon histoire, m’étonnant qu’une clique si modeste de gars décharnés puisse inspirer tant de crainte. Mieux, m’étonnant que nous fussions si nombreux quand, moins de deux ans plus tôt, nous n’étions que sept à nous prétendre la Compagnie noire.

« Ho, les gars, vous voulez la mettre en sourdine le temps que je finisse ? » La nouvelle les avait excités comme des poux. « Écoutez. Voilà ce que j’ai à dire : ils commettent des sacrifices humains et ingurgitent leurs victimes. Mais ça ne s’arrête pas là. Depuis qu’ils nous ont rejoints à Gea-Xle, ils sous-entendent, voire déclarent ouvertement que nous autres du Nord sommes des hérétiques. Ça signifie que, d’après eux, la Compagnie entière agissait jadis selon leur norme. »

À ces mots, chacun y est allé de son commentaire ou de son cri.

J’ai abattu un marteau de maçon sur un bloc de bois. « La ferme, crétins ! La Compagnie n’a jamais été comme ça. Les Nars n’ont jamais tenu d’annales, ils le sauraient sinon. Mais ils ne savent même pas lire. »

Je n’avais pas l’assurance absolue que le sacrifice humain n’avait jamais été un rite de la Compagnie. Il nous manquait plusieurs des premiers volumes des annales et je soupçonnais maintenant que nos frères de l’époque adoraient un dieu cruel à l’haleine si fétide que même les rumeurs orales avaient suffi à perpétrer la terreur.

La plupart des gars se fichaient des implications. Ils étaient juste en rogne parce que les Nars allaient leur pourrir la vie davantage encore.

« C’est encore un brandon de discorde entre nous, ai-je dit. Je veux que vous compreniez tous que nous devrons peut-être nous battre contre eux avant de sortir d’ici.

 » Ce soir, je vais remettre au goût du jour une vieille pratique que nous avons délaissée depuis que Toubib a dû endosser le rôle de capitaine. Nous allons faire des lectures régulières des annales pour que vous sachiez tous à quoi vous appartenez. Cette première lecture est tirée du livre de Kette. Il s’agit d’un passage sans doute écrit par l’annaliste Agrip quand la Compagnie servait le dieu de Douleur Cho’n Delor. »

Nos frères avaient subi un siège long et éprouvant, à l’époque. D’autre part, j’envisageais des lectures tirées des livres écrits par Toubib dans la plaine de la Peur, où la Compagnie s’était terrée si longtemps.

J’ai libéré les hommes pour le dîner. « Qu’un-Œil. Plus de jérémiade quand j’annoncerai une lecture, pigé ? Ces types n’ont pas vécu tout ça.

— Cho’n Delor remonte à bien avant mon époque.

— Alors ça ne te fera pas de mal d’écouter, toi aussi.

— Gamin, on m’en a rebattu les oreilles pendant deux cents ans. Tous les satanés annalistes se sont vautrés complaisamment dans les horreurs de Cho’n Delor. J’aimerais pouvoir mettre la main sur les types qui ont écrit le livre de Kette. Tu sais que Kette n’était même pas l’annaliste ? C’était le…

— Gobelin. Dégotte-moi Otto et Hagop. Je voudrais faire un brin de causette avec les vieux de la vieille. »

Nous avons discuté, élaboré une petite stratégie contre l’adversité. Quand on a eu trouvé, j’ai déclaré : « Allons voir ce que le porte-parole en pense. »