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Mogaba s’est-il félicité en découvrant Gobelin et Qu’un-Œil en si bonne forme ? Je vous garantis que non. Mais il n’a pas lâché bride à son déplaisir. Il a seulement coché un bâtonnet supplémentaire sur son ardoise mentale de rétorsion. Il m’en ferait baver un peu plus que prévu. Plus tard.

« Tu peux t’asseoir ? m’a-t-il demandé, presque prévenant.

— Ouais. J’y ai veillé. C’est en partie pourquoi ç’a été si long. Pour cette raison et parce que je voulais être sûr de rester lucide.

— Ah ?

— Je me tape une mauvaise fièvre et de la dysenterie depuis plus d’une semaine. La nuit dernière, ils m’ont sorti et plongé dans l’eau pour abaisser ma température. Ça a marché.

— Je vois. Prenez place à la table, s’il vous plaît. »

Gobelin et Qu’un-Œil m’ont aidé à m’asseoir. Ils en ont fait des caisses.

Il n’y avait que six personnes dans la salle de conférence, Mogaba, nous trois, ainsi qu’Ochiba et Sindawe. À travers la fenêtre derrière Mogaba, je voyais l’eau et les collines. Et des corbeaux. Ils se disputaient une place sur le rebord de la fenêtre, même si aucun ne pouvait entrer. Un albinos braquait sur moi un œil rose particulièrement torve.

Je suppose qu’on lui paraissait trop émaciés.

L’espace d’un instant, j’ai vu cette salle à une autre époque, avec Madame et certaines de ces mêmes têtes autour de cette même table. Mogaba n’était pas du lot. La fenêtre derrière eux s’ouvrait sur la grisaille.

Qu’un-Œil m’a pincé le lobe de l’oreille. « Gamin, ce n’est pas le moment. »

Mogaba observait sans en perdre une miette.

« Moins bien remis que je le pensais », ai-je expliqué. Je me suis demandé ce que signifiait la vision. Car d’une vision il s’agissait, l’image étant trop consistante pour n’être qu’imaginaire.

Mogaba s’est installé dans un fauteuil face à moi. Il a manifesté de la sollicitude, évitant son habituel ton péremptoire.

« Nous devons faire face à plusieurs graves problèmes, porte-étendard. Des problèmes concrets, au-delà de nos querelles. »

Sacrénom ! Voulait-il essayer de se donner l’air raisonnable ?

« Et qui persisteront, que nous voulions croire ou non que le lieutenant et le capitaine sont en vie. Nous devrons les affronter parce que je ne m’attends pas à ce que nous soyons secourus bientôt. » Je n’avais rien à redire à cela. « Notre situation serait meilleure si Madame s’était abstenue d’intervenir la dernière fois. Nous sommes maintenant isolés et pris au piège parce que le Maître d’Ombres s’est vu contraint de trouver une solution pour gérer deux fronts. »

J’ai acquiescé. Effectivement, notre situation ne s’était pas arrangée. D’un autre côté, nous n’avions plus à repousser les hordes hurlantes qui se lançaient naguère à l’assaut de la muraille une nuit sur deux. Et Mogaba cessait d’envoyer des hommes au casse-pipe ici ou là dans l’unique but d’énerver l’ennemi en faisant quelque chose d’idiot.

Mogaba a regardé par la fenêtre. On pouvait voir deux patrouilles de l’Ombre soulever de la poussière dans les collines. « Il peut nous affamer, maintenant.

— Peut-être. »

Il a grimacé mais contenu sa colère. « Oui ?

— Sans aucune raison rationnelle, j’ai confiance, je sens que nos amis vont rompre l’encerclement.

— Je dois avouer que je reste étranger à ce genre d’optimisme. Quoi que je reconnaisse qu’il faille soutenir le moral de nos troupes. »

Allais-je argumenter ? Non. Il avait davantage raison que moi.

« Alors, porte-étendard, comment fait-on pour survivre à un siège prolongé avec des réserves de vivres en voie d’épuisement ? Comment récupère-t-on l’étendard quand on sera sortis de cette mélasse ?

— Je n’ai pas de réponse. Cela dit, je crois que l’étendard est déjà en des mains amies. » Pourquoi s’intéressait-il à l’étendard ? Presque à chaque fois qu’on discutait, il m’interrogeait à ce propos. Pensait-il que le posséder lui donnerait une quelconque légitimité ?

« Comment cela ? » Il était surpris.

« L’Endeuilleur qui est venu la première fois portait le véritable étendard.

— Tu en es sûr ?

— Je le sais.

— Alors donne ton point de vue sur les vivres.

— On pourrait essayer la pêche à la ligne. »

Il vaut mieux éviter les boutades avec Mogaba. Ça l’a seulement irrité un peu plus.

« C’est pas de la blague, a aboyé Gobelin. Cette eau, c’est de vraies rivières détournées. Elle contient forcément du poisson. »

Ce petit foireux n’était pas aussi bête que sa conduite le laisse supposer parfois.

Mogaba a froncé les sourcils. « On a quelqu’un qui s’y connaît, en matière de pêche ? a-t-il demandé à Sindawe.

— J’en doute. » Ils faisaient allusion à leurs soldats tagliens, bien sûr. Les Nars sont des guerriers depuis au moins douze générations. Ils ne s’abaissent pas à exercer d’activité sans rien d’héroïque.

Ce que je peux être négligent : j’ai omis de mentionner que les Nyueng Bao venaient d’un pays où la pêche est sans doute un mode de vie.

« Ça reste une idée, a conclu Mogaba. Et il y a le corbeau rôti. » Il s’est tourné vers la fenêtre. « Mais la plupart des Tagliens ne voudront pas manger de viande.

— Une énigme, ai-je convenu.

— Je ne rendrai pas les armes. » Aucune réponse ne paraissait adéquate.

« Vous n’avez plus de vivres non plus ? a-t-il repris.

— Moins que vous. » Je mentais. Il nous restait un peu du riz des catacombes. Mais peu. Nous le faisions durer en prenant exemple sur des antécédents notés dans les annales. Nous n’avions pas encore l’allure de victimes d’une famine. Pas tout à fait.

Nous paraissions, ai-je remarqué, moins bien nourris que les Nars.

« Des suggestions pour réduire le nombre de bouches inutiles ?

— Je laisse mes Tagliens épuisés et les autochtones volontaires construire des radeaux et partir. Mais je leur interdis d’emporter quoi que soit. »

Il a contenu sa colère à nouveau. « C’est du gaspillage de bon bois. Mais c’est une autre idée qui mérite considération. »

J’ai regardé Sindawe et Ochiba. De vraies statues. Ils ne respiraient même pas, on aurait dit. Ils n’exprimaient aucune opinion.

Mogaba a dardé sur moi son regard. « Je craignais que cette réunion ne soit vaine. Tu ne m’as même pas jeté tes annales à la figure.

— Les annales ne sont pas magiques. Ce qu’elles disent sur les sièges ne sont que des conseils de bon sens. S’obstiner. Se rationner. Ne pas subvenir aux besoins des improductifs. Circonscrire les maladies. Ne pas épuiser la patience de l’ennemi s’il n’y a aucun espoir de tenir plus longtemps que lui. Si la reddition est inévitable, s’y résoudre tant qu’il est encore possible de négocier.

— Cet ennemi ne l’a jamais proposée. »

Cela m’avait d’ailleurs étonné, malgré la tendance des Maîtres d’Ombres à se prendre pour des dieux.

« Merci, porte-étendard. Nous allons étudier tes suggestions et nous t’informerons de nos choix. »

Gobelin et Qu’un-Œil m’ont aidé à m’extraire de mon fauteuil et à reprendre place sur ma litière. Mogaba n’a rien dit de plus et je n’ai rien vu à ajouter pour ma part. Les autres Nars nous ont regardés partir avec un air vaguement embarrassé.

 

« À quoi jouait-il ? ai-je demandé une fois qu’on s’est trouvés loin. Je m’attendais à des cris et des menaces.

— Il avait besoin de tes lumières, a répondu Gobelin.

— Tout en décidant s’il allait te faire la peau ou non, a ajouté Qu’un-Œil joyeusement.

— Eh ben, tu me mets du baume au cœur.

— Il a décidé, Murgen. Et il n’a pas choisi l’option que tu aurais voulue. Il est temps de commencer à faire vraiment gaffe. »

On est rentrés sans ennuis.