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Quatre cents hommes et cinq éléphants grouillaient autour d’une palanque en cours de construction. L’avant-poste ami le plus proche se trouvait à une grosse journée de marche au nord. Les pelles mordaient la terre. Les masses cognaient sourdement. Les éléphants déchargeaient les rondins des charrettes et aidaient à les dresser d’aplomb. Seuls les bœufs, immobiles, paressaient dans leurs harnais.
Ce poste encore sans nom, établi depuis une journée à peine, était le point le plus avancé de l’implacable percée taglienne dans les Terres des Ombres. Seule sa tour de guet était achevée. La sentinelle qui l’occupait scrutait intensément l’horizon au sud. Une urgence électrique flottait dans l’atmosphère, une pesanteur comme la vieille odeur de la mort, une prémonition.
Les soldats étaient tous des vétérans. Pas un ne risquait de flancher nerveusement. Pour tous, la victoire était l’issue normale, attendue.
La sentinelle a rivé son regard sur l’horizon. « Capitaine ! »
Un homme que sa couleur de peau distinguait des autres a lâché sa pelle et levé les yeux. Son vrai nom était Cato Dahlia. La Compagnie noire l’appelait Gros Baquet. Recherché dans sa ville natale pour vol, il était devenu conseiller et commandant d’un bataillon de mobiles frontaliers tagliens. C’était un chef endurci qui avait la réputation de faire son boulot et de ramener ses gars vivants.
Baquet est monté quatre à quatre sur l’observatoire, haletant. « Qu’est-ce que tu as vu ? »
La sentinelle a pointé le doigt. Baquet a plissé les yeux. « Aide-moi un peu, fiston. Mes yeux ne sont plus ce qu’ils étaient. » Il ne distinguait rien, hormis les reliefs bas et arrondis des collines de Loghra. Des nuages dispersés flottaient au-dessus.
« Regardez. »
Baquet faisait confiance au soldat. Il les triait sur le volet. Il a regardé.
Un petit nuage flottait moins haut que les autres et traînait une ombre oblique dans son sillage. Ce cumulus polisson ne suivait pas la même direction que sa famille.
« Il nous arrive droit dessus ?
— On dirait, chef. »
Baquet se fiait à son intuition. Elle lui avait rendu de grands services pendant cette guerre d’escarmouches. Or son intuition lui soufflait que ce nuage était dangereux.
Il est redescendu, a fait passer le mot qu’une attaque menaçait. Les ouvriers de la compagnie de construction, quoique non combattants, n’ont pas voulu se replier. Parfois la réputation de Baquet travaillait contre lui. Ses mobiles s’étaient enrichis par le pillage en territoire ennemi. Les autres voulaient leur part.
Baquet a consenti un compromis. Il a envoyé une section au nord avec les bêtes que leur valeur imposait de mettre à l’abri. Les autres travailleurs sont restés. Ils ont renversé les charrettes dans les ouvertures de la palanque.
Le nuage progressait régulièrement. On ne distinguait rien dans son ombre ni dans sa traîne de pluie. Une vague de froid l’a précédé. Les soldats tagliens grelottants se sont activés pour se réchauffer.
À deux cents mètres derrière la tranchée, les hommes regroupés par binômes frissonnaient à couvert, cachés dans des fosses éclairées par des bougies spéciales. Un homme maintenait la surveillance.
La pluie et l’obscurité sont arrivées. Derrière un rideau de quelques mètres où l’eau tombait en trombes, la pluie se muait en crachin. Des hommes sont apparus. Ils étaient sales et lugubres, dépenaillés et pâles, sans expression sinon d’accablement, serrés les uns contre les autres contre le froid. À croire qu’ils avaient passé toute leur vie sous cette pluie. Ils portaient leurs armes rouillées sans ardeur. On aurait dit une armée levée chez les morts.
Leur première ligne a dépassé les fosses. Derrière ont suivi des cavaliers sortis du même moule, qui avançaient comme des zombies. Puis est venue la masse des fantassins. Et enfin les éléphants.
Les hommes dans les fosses ont attendu les pachydermes. Ils ont expédié à l’arbalète des carreaux empoisonnés. Les éléphants ne portaient pas de cuirasse ventrale. Le poison leur a causé une douleur atroce. Rendues folles, les bêtes se sont déchaînées dans les rangs des leurs. Les soldats des Terres d’Ombres ne comprenaient pas la raison de cet accès de démence.
De petites ombres ont trouvé les fosses. Elles ont essayé de s’y introduire. La lumière des bougies les a repoussées. Elles laissaient derrière elles une froideur intense et une odeur de mort.
Les ombres ont déniché une fosse où la pluie avait éteint la bougie. Elles en sont ressorties en poussant des cris aigus, mort grimaçante dans une tombe déjà creusée.
Madame a rencontré les ouvriers qui remontaient vers le nord. Elle les a questionnés, observant le nuage au loin. « Voilà peut-être ce que nous cherchons, a-t-elle déclaré à ses compagnons. Allons-y ! » Elle a éperonné son étalon qui est parti ventre à terre. Élevé dans un haras ensorcelé à l’époque où elle était impératrice du Nord, le grand destrier noir a rapidement distancé le reste du groupe.
Madame a étudié le nuage tout en chevauchant. On avait rapporté la présence de trois nuages similaires non loin de localités où des compagnies de mobiles s’étaient fait vaincre. C’était précisément sur la question qu’elle était venue mener l’enquête.
En quelques minutes seulement, elle a compris comment ces raids étaient menés. Les Maîtres d’Ombres, avant de se retirer de la région, y avaient installé des canaux de pouvoir maléfique. C’étaient eux qui contrôlaient les assaillants, lesquels se battaient privés de leur volonté propre.
Elle pouvait facilement remonter le long de ces canaux, maintenant qu’elle les distinguait, mais elle a choisi de s’en abstenir. Que l’attaque ait lieu. Comme les précédentes, elle coûterait plus cher aux armées des Terres d’Ombres qu’à Taglios.
Ombrelongue devait s’en rendre compte. Alors en quoi trouvait-il l’opération profitable ?
Elle est entrée dans le camp des mobiles en bondissant avec sa monture par-dessus un chariot renversé. Elle a mis pied à terre tandis qu’un Baquet éberlué accourait à sa rencontre. Il avait l’air d’un condamné à qui l’on aurait accordé un sursis de dernière minute. « C’est le Hurleur, je pense, a-t-il déclaré.
— Pourquoi ? » Madame a sorti ses affaires de ses sacoches derrière sa selle et a entrepris de se changer sur place. « Qu’est-ce qu’il espère obtenir ?
— Je crois que, plutôt que ce qu’il espère obtenir, c’est davantage à qui il s’en prend qui importe, lieutenant. » Quoiqu’elle ait commandé des armées, le grade de Madame au sein de la Compagnie demeurait celui de lieutenant.
« À qui il s’en prend ? Oui ! Bien sûr. » Chaque unité défaite avait été menée par des hommes de la Compagnie. Sept frères étaient tombés. « Ils nous éliminent. » La confiance en l’invincibilité de la Compagnie constitue le fondement du moral militaire taglien et la bête noire des politiciens tagliens. « C’est habile. Ça doit être une idée du Hurleur. Il adore les coups fourrés. »
Baquet l’a aidée à enfiler son armure. Ornée de motifs gothiques, noire et lustrée, elle était trop belle pour rester bien efficace en combat rapproché. Mais elle était destinée à protéger de la sorcellerie, non des simples soldats. De multiples couches de sortilèges protecteurs se chevauchaient à sa surface.
Les premières gouttes sont tombées au moment où elle enfilait son heaume. Les fils damasquinés de son armure se sont illuminés. Elle a suivi Baquet en haut de la tour de guet.
La pluie crépitait, maintenant. Le vacarme du combat se faisait plus fort, plus proche. Madame n’y a prêté aucune attention. Elle a affûté ses sens magiques pour localiser le sorcier appelé le Hurleur. Le redoutable vieux démon ne se trahirait pas, mais il rôdait pourtant quelque part non loin. Elle humait son odeur.
Était-il possible qu’il ait appris à contrôler ses cris ?
« Je te dénicherai, va, mon salaud. D’ici là… » Elle a baissé le bras vers la terre. Un brouillard s’est formé, a épaissi, ondulé entre les gouttes. Puis il s’est coloré : des teintes pastel ont tournoyé, acquis davantage d’intensité chromatique, foncé. Bientôt la tempête entière a chatoyé comme si un artiste fou l’aspergeait d’aquarelle.
Des cris retentissaient à l’intérieur de cette tempête.
La tourmente s’est figée. Les cris des soldats perdus ont atteint leur paroxysme, puis se sont étiolés. Les canaux de pouvoir du Maître d’Ombres, déformés, détraqués, étaient devenus mortels.
Madame a repris sa recherche du Hurleur. Elle l’a découvert qui filait vers le sud, volant à basse altitude, timidement, fuyant la mort pastel qui se rapprochait de lui en sabotant ses canaux de pouvoir. Elle lui a lancé un sortilège meurtrier concocté à la hâte. En vain. Le Hurleur avait trop d’avance. Mais sa vélocité dans la fuite lui coûtait sa discrétion. Frustrée, Madame a juré comme un troupier.
La pluie a cessé. Les survivants tagliens sont apparus un à un ; d’abord impressionnés par le carnage, ils n’ont pas tardé à ronchonner à cause des tombes qu’il allait leur falloir creuser. Ils ont trouvé quelques soldats de l’Ombre survivants.
« Dis-leur de regarder le positif, a conseillé Madame à Baquet. Des primes sonnantes et trébuchantes récompenseront les captures d’animaux. » Les montures des soldats de l’Ombre, éléphants exceptés, n’avaient pas trop souffert.
Madame a tourné les yeux vers le sud, impitoyable. « Gare à la prochaine fois, mon vieil ami. »