68
Ça a débuté comme une pièce de théâtre bien rodée dans laquelle les personnages de Mogaba faisaient tout pour satisfaire leur public. Je parle des émeutes. Oncle Doj et moi avons constitué des équipes de travail pour tirer parti de la situation. On s’est introduits dans les salles de stockage sans rencontrer de résistance, dix de la vieille équipe et dix Nyueng Bao. On a commencé à traîner les sacs de riz et de farine, de sucre et de haricots. Les émeutes ont pris une vilaine tournure dès le départ. Elles ont gagné toute la moitié sud de Dejagore. Tous les hommes aux ordres de Mogaba sont allés au charbon pour essayer de mater la rébellion. Et tous les Jaicuris, jeunes ou vieux, paraissaient vouloir s’en prendre aux Nars, quitte si nécessaire à exterminer la Première Légion pour les atteindre.
Mes hommes se sont mis en alerte et repliés sur nos positions de défense avant la tombée de la nuit. Idem des Nyueng Bao, qui n’ont pas été inquiétés dans un premier temps. Une foule belliqueuse nous a attaqués avant de tomber dans notre embuscade. Une grêle de projectiles frontale et d’enfilade lui a vite fait changer d’humeur.
Les hommes de Mogaba ont rencontré plus de problèmes. Ils n’étaient pas prêts. Pire, ils étaient dispersés, souvent en petites équipes de travail isolées ou en patrouilles.
Pendant un moment, tout le monde a plaisanté, lancé des vannes et spéculé sur les premiers mots que prononcerait Mogaba après la fin des combats, quand il découvrirait le pillage de ses celliers.
Je me suis cogné dans Baquet comme je rebroussais chemin pour la seconde fois. « Haricots, lui ai-je dit en lâchant un gros sac. Ça ne nous fera pas de mal de changer de régime.
— Ça vire au bain de sang dehors, Murgen. Mogaba nous a appelés à l’aide deux fois. On lui a dit qu’on n’arrivait pas à te trouver.
— Eh ben, continuez à me chercher. À moins que ça devienne dangereux si on ne l’aide pas.
— Peu probable. Il détient la plupart des armes. Ses hommes balancent du monde du haut des remparts, par dizaines, sans distinction, rebelles ou non, hommes, femmes et enfants.
— C’est son style, à Mogaba. Et ces incendies ? » Il y en avait quelques-uns. Dès que ça barde, il y a toujours quelqu’un pour allumer des feux.
« Ils s’éteignent d’eux-mêmes.
— Tout roule, alors. Continuez quand même d’ouvrir l’œil. » Je suis retourné à mon pillage, heureux comme le poisson dans l’eau du proverbe. Voilà qui sonnerait peut-être le glas de Mogaba le royal emmerdeur.
Oncle Doj m’a rejoint dans un cellier un peu plus tard. « Certains soldats tagliens décrochent pour se replier en sûreté dans la citadelle. Si on poursuit notre raid, on va se faire prendre.
— Ouais. Si on ne se fait pas repérer, Mogaba incriminera les autochtones qui connaissent les passages. » Le raid nous coûterait la possibilité d’aller les épier lors de leurs réunions d’état-major.
Ça valait quand même le coup. Serais-je encore de cet avis le lendemain, quand Mogaba irait inspecter ses réserves ? Quand j’aurais le ventre plein ?
« Il y a un petit problème, porte-étendard », m’a glissé Doj peu après. Nous chancelions tous sous un sac de riz. Nous étions les derniers brigands à sortir. « Quoi donc ?
— La nouvelle de notre succès sera forcément connue.
— Pourquoi ? Nous ne sommes pas nombreux au courant. C’est dans notre intérêt à tous de nous taire.
— Quelqu’un a vendu la mèche, pour ce que je t’avais montré.
— Hein ?
— Les messes noires. Quelqu’un a parlé. Les rumeurs ont déclenché les émeutes de ce soir.
— Je ne le crois pas. Elles étaient trop bien organisées.
— Le cadre était organisé, naturellement, mais la flambée était plus étendue. Elle est également hors de contrôle.
— Que tu dis. » Il avait passé toute la soirée avec moi. Il n’avait pas eu l’occasion d’aller en juger sur le terrain.
Avant qu’il ait pu répondre, Thai Dei a jailli de l’obscurité. Il est parti à baragouiner en s’agitant, bien trop, vu l’espace confiné. S’il mouchait ma bougie, il aurait de mes nouvelles. À condition que je mette la main dessus. « Qu’est-ce qu’il y a ?
— Les Noirs s’efforcent de défoncer la porte nord pour inonder la ville.
— Quoi ? » Ça mettrait un terme aux émeutes, sûr. Mais même Mogaba n’irait pas aussi loin. Si ?
Oncle Doj et moi avons essayé tant bien que mal de courir, toujours lestés de notre sac de riz. On devait avoir l’air fin, tiens.