14
Ce satané vent avait des dents. On se pelotonnait dans nos couvertures, grelottants, aussi démotivés que possible sans aller jusqu’à jeter l’éponge. Il faut dire qu’on avait tous traîné les pieds pour venir dans ce bois hanté.
Et pourtant quelque chose d’insaisissable, une sensation diffuse au fond de moi me disait que c’était crucial, qu’il fallait réussir ce coup-là. Beaucoup de choses en dépendraient, plus que je ne pouvais l’imaginer.
Des arbres invisibles grinçaient et craquaient. Le vent couinait, mugissait. L’imagination pouvait sans peine s’emballer sur les milliers de gens qui avaient été torturés et immolés ici. On pouvait les entendre gémir dans le vent, implorer vainement pitié aujourd’hui encore. On pouvait craindre de voir leur corps brisé se dresser pour se venger des vivants.
Je faisais mine d’être un héros. Je ne pouvais pas m’empêcher de trembler, pourtant. J’ai rajusté ma couverture. Ça ne changeait pas grand-chose.
« Petite nature ! » m’a lancé Qu’un-Œil. Comme si ce petit merdeux n’était pas lui-même sur le point d’avoir une attaque. « Si ce connaud de Gobelin ne revient pas poser son derche ici au lieu d’aller péter partout, je lui foutrai le cul à l’air et je le clouerai à un morceau de glace.
— Ça, c’est créatif.
— Ne le prends pas de si haut, gamin. Je vais… »
Une rafale particulièrement virulente a balayé son intention.
Le froid n’était pas seul responsable de nos tremblements, quoique personne ne l’aurait avoué. C’était le lieu, la mission et le fait que la couverture nuageuse nous privait même de la maigre clarté des étoiles.
Il régnait un noir d’encre. Et ces Étrangleurs s’étaient maintenant peut-être alliés avec l’homme qui commandait aux ombres. Un petit oiseau l’avait dit. À dire vrai, un gros oiseau noir, plutôt.
« On a passé trop de temps en ville », ai-je grommelé. Qu’un-Œil n’a pas répondu. Contrairement à Thai Dei qui a émis un grognement – tout un discours, de la part de ce Nyueng Bao.
Le vent a apporté les crissements d’une déambulation furtive. « Nom des dieux, Gobelin ! a aboyé Qu’un-Œil. Arrête de taper du pied partout. Tu veux absolument signaler à tout le monde qu’on est là ? » Peu importait qu’on n’eût pas entendu Gobelin en train de danser à plus de quatre pas. Qu’un-Œil refuse de céder devant des arguments triviaux ou bassement factuels.
Gobelin s’est coulé devant moi, puis s’est accroupi. Ses petites dents jaunes claquaient. « C’est bon, a-t-il murmuré. Quand tu seras prêt.
— Allons-y, alors. Avant que je ne cède à une pulsion de bon sens. » J’ai soupiré en me relevant. Mes genoux ont craqué. Mes muscles ne voulaient plus s’étirer. J’ai juré. Je me faisais trop vieux pour cette chiasserie, même si, avec mes trente-quatre ans, j’étais le jeunot de la troupe. « On sort de couvert », ai-je dit d’une voix assez forte pour être entendu par tous. Impossible de transmettre un signal par gestes dans cette obscurité.
Nous n’étions pas sous le vent et Gobelin avait accompli sa besogne. Nous n’avions rien à craindre du bruit.
Les hommes se sont mis en mouvement, pour la plupart dans un silence tel que j’ai eu du mal à croire que je me retrouvais soudain seul avec mon garde du corps. Nous sommes partis nous aussi. Thai Dei couvrait mes arrières. La nuit ne le dérangeait pas. Peut-être qu’il a des yeux de chat.
J’étais en proie à des sentiments mitigés. C’était la première fois que je dirigeais un raid. Je n’étais pas sûr d’être suffisamment rétabli de Dejagore pour le mener à bien. Je redoutais les ombres et j’éprouvais une méfiance folle à l’égard de tout étranger à la Compagnie, sans raison que je puisse comprendre. Mais Toubib avait insisté, et donc je me retrouvais à m’enfoncer de nuit dans une forêt obscure et maléfique, avec des glaçons pendus au cul, à la tête de la première opération de la Compagnie en solo depuis des années. Sauf que la Compagnie n’était pas tout à fait seule impliquée si l’on considérait que tous mes gars avaient un garde du corps.
J’ai surmonté l’obstacle de mon manque de confiance en initiant l’action. Bordel, il était trop tard pour arrêter quoi que ce soit.
J’ai cessé de penser à moi et je me suis inquiété de la suite des événements, après le raid. Si on foirait l’affaire, on ne pourrait pas incriminer une traîtrise, les clivages ou l’incompétence des Tagliens, les habituels grains de sable dans la mécanique.
J’ai atteint la crête d’une colline basse. J’avais les mains gelées mais le corps moite sous mes vêtements. De la lumière palpitait devant. Les Félons, bienheureux salopards, se tenaient au chaud autour d’un grand feu. Je me suis arrêté pour tendre l’oreille. Je n’ai rien entendu.
Comment le Vieux savait-il que les chefs des clans d’Étrangleurs devaient se retrouver pour cette fête ? Ça donnait la chair de poule, la façon dont il était renseigné, parfois. Peut-être que Madame déteignait. Peut-être qu’il possédait des dons pour la magie dont il ne parlait pas.
« On va savoir si Gobelin a toujours son talent », ai-je déclaré.
Avare de ses précieux grognements, Thai Dei s’est contenté d’un silence pour tout commentaire.
Il y avait censément trente à quarante Félons de l’élite là-bas. Nous les traquions sans relâche, et ce depuis que Narayan avait enlevé le bébé de Madame et de Toubib. Le Vieux avait rayé le mot « pitié » du vocabulaire de la Compagnie. Et c’était en parfaite adéquation avec la philosophie des Félons, quoique j’aurais parié que ces gars en face penseraient autrement d’ici une minute.
Gobelin avait toujours le coup de patte. Les sentinelles roupillaient. Pourtant, comme il fallait s’y attendre, tout ne s’est pas déroulé comme prévu.
Je me trouvais à cinquante pas du grand feu, je me faufilais le long d’un gros abri rustique tout en longueur quand quelqu’un en est sorti en cavalant comme s’il avait tous les diables de l’enfer aux trousses. Il ployait sous le poids d’un gros paquet. Le paquet se tortillait et geignait.
« Narayan Singh ! » Je l’avais reconnu sur-le-champ. « Arrête ! »
Bien, Murgen. Cloue-le sur place de ta voix.
Les autres l’ont reconnu aussi. Un cri est monté. On ne croyait pas à notre chance, quand bien même on m’avait prévenu que le gros lot se trouvait peut-être à portée de main. Singh était le Félon numéro un, le scélérat que Madame et le capitaine voulaient tuer en plusieurs années, à petit feu.
Le paquet devait être leur fille.
J’ai crié des ordres. Au lieu d’obéir, les hommes ont réagi à l’instinct. Pour beaucoup en prenant Singh en chasse. Le raffut a réveillé les autres Félons. Les plus rapides ont tenté de s’enfuir.
Heureusement, certains de mes gars sont restés au boulot.
« T’es réchauffé maintenant ? » m’a demandé Gobelin. Je soufflais comme un bœuf en regardant Thai Dei enfoncer une fine dague dans l’œil d’un Félon à peine sorti de son sommeil. Thai Dei ne tranche pas les gorges. Il trouve que ça fait désordre.
Tout était terminé. « Combien en a-t-on eu ? Combien se sont enfuis ? » J’ai regardé dans la direction prise par Singh. Le silence n’était guère de bon augure. Les gars auraient poussé un beau hourra s’ils l’avaient pris.
Chiottes ! J’y avais cru un moment. Si seulement j’avais pu le ramener à Taglios… Enfin, avec des si… « Gardez-en quelques-uns en vie. Qu’il en reste pour nous chanter des berceuses. Qu’un-Œil, comment diable Singh a-t-il d’un coup su qu’on arrivait ? »
Le nabot a haussé les épaules. « Sais pas. Peut-être que sa déesse lui est apparue pour lui dire de se remuer le fion.
— Arrête ton char. Kina n’avait rien à voir là-dedans. » En fait, je n’en étais pas si sûr. Quelquefois, il est difficile d’être athée.
Thai Dei a fait un geste.
« Exact, ai-je dit. C’est pile ce que je pensais moi-même. »
Qu’un-Œil a pris un air perplexe. Gobelin a grommelé : « Quoi ? » Ces deux-là ! Des flèches, vraiment.
« Quelquefois je me demande si vous sauriez trouver votre biroute sans carte. L’abri, les vieux. L’abri. Vous ne l’avez pas trouvé un peu spacieux pour une demi-portion d’assassin et un gosse à peine assez haut pour vous mordre à hauteur du genou ? Un peu grand, même pour un bonhomme canonisé et la fille d’une déesse ? »
Qu’un-Œil s’est fendu d’un mauvais rictus. « Personne d’autre n’en est sorti, pas vrai ? Ouais. Tu veux que j’allume un feu ? »
Avant que j’aie pu répondre, Gobelin a couiné. J’ai fait volte-face. Une noirceur informe, rendue visible par le grand feu, jaillissait de l’entrée de l’abri – à cet instant je me suis affalé par terre, plaqué par Thai Dei. Du feu a crépité au-dessus de ma tête. Des lueurs ont palpité. Des boules de flammes affluaient de partout.
La noirceur létale est devenue comme trouée aux mites. Puis elle s’est disloquée.
Cette noirceur expliquait pourquoi autant d’entre nous avions tremblé avant l’attaque. Mais nous avions remporté l’affrontement.
Je me suis assis et j’ai recourbé un doigt. « Allons voir ce qu’on a pris. Ça devrait être intéressant. » Mes gars ont mis l’abri sens dessus dessous. Comme par hasard, ils ont déniché une demi-douzaine de petits hommes tout ridés à la peau d’un brun noisette. « Des Tresse-Ombres. Acoquinés aux Étrangleurs. Intéressant, non ? »
Les vieux schnoques ont bredouillé leur désir de se rendre.
Nous avions déjà rencontré de leurs collègues. L’abnégation héroïque n’était pas leur fort.
Un soldat dénommé Anguille a fait remarquer : « Les partisans de l’Ombre commencent à savoir dire “je me rends” pas trop mal. » Il a rigolé. « Je parie que tout le monde répète ses petites phrases de survie en taglien, là-bas.
— À part Ombrelongue », ai-je rappelé. Puis j’ai ajouté « Merci » à l’attention de Thai Dei.
Il a haussé les épaules, un geste étranger aux Nyueng Bao. Le monde le touchait occasionnellement. « Sahra aurait attendu ça de moi. »
Ça, en revanche, c’était très Nyueng Bao. Les attentes de sa sœur motivaient davantage ses actes que les notions de devoir, d’obligation ou même d’amitié.
« Qu’est-ce qu’on est censés faire de ces types ? a demandé Anguille. Ils peuvent nous être utiles ?
— Gardez-en une paire. Le plus vieux et un autre. Gobelin, tu n’as pas dit combien s’étaient enfuis.
— Trois. En comptant Singh mais pas la gosse. Mais on va remettre la main sur l’un de ces trois-là vu qu’il est caché dans les buissons là-bas.
— Récupérez-le. Je le refilerai au Vieux.
— Donnez-leur un peu d’autorité et ils se prennent pour des maréchaux, a ricané Qu’un-Œil, sarcastique. Je me souviens encore de ce gamin-là si jeunot qu’il avait de la bouse entre les orteils. Savait pas à quoi servent les chaussures. » Mais il n’y avait pas de gaieté dans son regard. Il ne perdait rien de mes gestes, me surveillait comme un faucon. Ou comme un corbeau, plutôt, bien qu’il n’y en eût aucun dans les parages ce soir-là. Les mesures prises à leur égard par Gobelin et Qu’un-Œil avaient montré une efficacité totale lors de ce raid.
« Relax, Murgen, m’a glissé Gobelin. On va faire le boulot. Dites, bande de flemmards, vous pourriez peut-être nous alimenter un peu ce feu, non ? »
Il a entrepris de contourner le Félon caché par le côté opposé à celui pris par Qu’un-Œil.
Ils avaient raison. Je deviens trop sérieux quand il y a de la pression. J’avais déjà mille ans. Survivre à Dejagore n’avait pas été facile. Mais tous les autres gars étaient passés par les mêmes épreuves. Ils avaient assisté aux massacres d’innocents perpétrés par Mogaba. Ils avaient enduré la pestilence et les épidémies. Ils avaient vu le cannibalisme et les sacrifices humains, les trahisons, les perfidies et tout le reste. Et ils s’en étaient sortis sans se laisser régir par ces cauchemars.
Il faut que je jugule tout ça. Il faut que je prenne de la distance émotionnelle, que je mette en perspective. Mais il se passe des choses en moi que je ne contrôle ni ne comprends. Quelquefois j’ai l’impression que plusieurs personnes cohabitent en moi, toutes mélangées. Parfois elles sont assises en retrait, derrière mon moi véritable, et elles observent. Peut-être n’ai-je aucune chance de redevenir entièrement sain d’esprit et équilibré.
Gobelin est revenu en trottinant. Qu’un-Œil et lui ramenaient un homme qui n’avait plus que la peau sur les os. Peu de Félons sont en bonne forme, par les temps qui courent. Ils n’ont d’ami nulle part. On les pourchasse comme de la vermine. Leurs têtes sont mises à prix, et cher.
Gobelin a esquissé son sourire de crapaud. « On s’est dégotté un main-rouge, Murgen. Un véritable rumel noir à la paume pourpre. Qu’est-ce que t’en dis ? »
Cette pensée m’a ôté un poids du cœur. Le prisonnier était vraiment un Étrangleur de la fine fleur. Sa main rouge attestait sa présence en compagnie de Narayan Singh quand celui-ci avait leurré Madame en lui faisant croire qu’elle subissait une initiation au culte des Étrangleurs alors qu’en réalité les Félons étaient déjà en train de consacrer son bébé encore à naître comme incarnation de leur déesse Kina.
Mais Madame leur avait joué un tour à sa façon en marquant la main de chaque Étrangleur d’une tache rouge qui ne pourrait plus être niée plus tard. Rien ne pouvait laver ou enlever cette marque à part l’amputation. Or un Étrangleur manchot ne pouvait plus manier le rumel, le foulard à strangulation, l’arme sacrée des Félons.
« Le Vieux sera content. » Un main-rouge saurait ce qui se tramait au sein de la secte.
Je me suis approché du feu. Thai Dei, ayant fini de donner son coup de main pour s’occuper des Tresse-Ombres superflus, est venu se camper auprès de moi. Dans quelle mesure Dejagore l’avait-elle changé ? J’imaginais mal qu’il ait pu être autre qu’austère, taciturne, sans remords et sans pitié, même tout gosse.
Gobelin, ai-je remarqué, m’observait à nouveau du coin de l’œil, mine de rien, comme très souvent ces derniers temps. Que cherchaient-ils, Qu’un-Œil et lui ?
Le nabot a tendu les mains. « Ça fait du bien, ce feu. »