15

La paranoïa gouverne notre vie. Nous sommes devenus les nouveaux Nyueng Bao. Nous ne faisons confiance à personne. Nul en dehors de la Compagnie noire ne doit connaître nos intentions, à moins que nous ne soyons parfaitement sûrs de sa réaction. En particulier, nous préférons laisser le Prahbrindrah Drah et sa sœur la Radisha Drah, nos employeurs, mariner dans d’obscures nébulosités.

On ne peut leur faire confiance pour rien, à part servir leurs propres intérêts immédiats.

J’ai introduit subrepticement mes prisonniers en ville et les ai cachés dans un entrepôt près de la rivière, une poissonnerie shadar partenaire de la Compagnie où régnait une odeur assez prononcée. Mes hommes sont allés voir leur famille ou s’enfiler une bière quelque part. J’étais satisfait. Par une unique opération très expéditive, nous avions décimé les meneurs survivants des Félons. On avait failli s’emparer de ce démon de Narayan Singh. Je m’étais trouvé à un jet de salive de la gamine de Toubib. En toute honnêteté, je pouvais rapporter qu’elle avait l’air en bonne santé.

Thai Dei, d’une bourrade, a fait tomber les prisonniers à genoux en fronçant le nez.

« T’as raison, ai-je concédé. Mais ce coin pue quand même moins que vos marais. » Taglios revendique le delta du fleuve, mais les Nyueng Bao ne l’entendent pas de cette oreille.

Thai Dei a grogné. Il pouvait faire les frais d’une vanne comme les autres.

Il ne paie guère de mine. Il mesure trente centimètres de moins que moi. Je pèse bien quarante kilos de plus. Je suis nettement plus beau. Il a des cheveux noirs coupés ras mais irrégulièrement, avec des mèches rebelles qui rebiquent. Maigre, les joues creuses, taciturne et revêche, Thai Dei est franchement réfrigérant. Mais il s’acquitte de son boulot.

Un poissonnier shadar nous a ramené le capitaine. Toubib devenait vraiment vieux. On allait devoir l’appeler chef, patron ou quelque chose du genre. On ne peut pas se permettre d’appeler le capitaine le Vieux s’il est vraiment vieux, si ?

Il était vêtu en cavalier shadar, turban, barbe, tenue grise unie. Il a dévisagé Thai Dei d’un air froid. Lui-même n’avait pas de garde du corps nyueng bao. Il refusait tout bonnement d’en prendre un, même si ça l’obligeait à se déguiser quand il voulait sortir seul dans les rues. Les gardes du corps ne sont pas une tradition. Toubib est un peu buté, question traditions de la Compagnie.

Hé, les officiers des Maîtres d’Ombres emploient tous des gardes du corps. Certains en ont même plusieurs. Ils ne survivraient pas sans eux.

Thai Dei a retourné son regard à Toubib, impassible, pas le moins du monde perturbé par la présence du grand dictateur. Il aurait pu dire : « C’est un homme. Je suis un homme. Jusque-là, c’est kif-kif. »

Toubib a examiné mes prisonniers. « Raconte. »

J’ai raconté. « Mais j’ai raté Narayan. À un cheveu. Ce salopard a un ange gardien. Je ne vois pas comment il a pu échapper au sortilège somnifère de Gobelin. On l’a poursuivi deux jours, mais même Gobelin et Qu’un-Œil n’ont pas pu s’accrocher à sa trace éternellement.

— Il a été aidé. Peut-être par son ange gardien démoniaque. Peut-être par son nouveau copain le Maître d’Ombres.

— Pourquoi diable sont-ils revenus dans ce bois ? Comment as-tu su qu’ils s’y trouveraient ? »

Je m’attendais à ce qu’il déclare qu’un gros oiseau noir le lui avait soufflé.

Bien que moins nombreux ces temps-ci, les corbeaux continuent de le suivre partout. Il leur parle. Quelquefois ils lui parlent aussi. À ce qu’il prétend.

« Il fallait qu’ils viennent un jour, Murgen. Ils sont esclaves de leur religion. »

Mais pourquoi avoir choisi cette fête des Lumières précisément ? Comment le saurais-tu ?

Je n’ai pas insisté. Il ne faut pas insister avec Toubib. Il devient ombrageux et cachottier avec l’âge. Dans ses propres annales, il ne racontait pas toujours toute la vérité sur ce qui le touchait de près, sur son âge notamment.

Il a donné un coup de pied au Tresse-Ombres. « Un des sorciers barbouzes à la botte d’Ombrelongue. On aurait pu croire qu’il n’en avait plus à gaspiller.

— Je suppose qu’il ne s’attendait pas à ce qu’on leur fasse un sort. »

Toubib a voulu sourire. Il n’a réussi qu’à se fendre d’un rictus sarcastique. « Ce ne sera pas sa dernière surprise. » Il a donné un coup de pied au Félon. « Plus la peine de les cacher. Emmenons-les au palais. Qu’est-ce qu’il y a ? »

Un frisson glacial me parcourait l’échine, comme si le vent du bois du Malheur m’enveloppait de nouveau. Sans savoir pourquoi, j’ai éprouvé comme un sombre pressentiment.

« Je ne sais pas. C’est toi le chef. Il y a quelque chose que tu veux voir figurer dans les annales en particulier ?

— C’est maintenant toi l’annaliste, Murgen. Écris ce que tu dois. Je pourrai toujours râler. » Improbable. Je transmettais mes notes mais je n’avais pas l’impression d’être beaucoup lu. Il a demandé : « Qu’est-ce qu’il avait de spécial, ce raid ?

— On se pelait le cul comme dans un puits, là-bas.

— Et Narayan Singh, cet infâme sac de bave, a réussi à nous échapper une fois de plus. C’est ce que tu vas consigner. Lui et les siens se repointeront avant le fin mot de cette histoire. Pour qu’on le rôtisse, j’espère. Tu l’as vue ? Elle allait bien ?

— À vrai dire, tout ce que j’ai vu, c’est ce paquet que trimballait Singh. Je pense que c’était elle.

— Fatalement. Il ne la quitte jamais des yeux. » Il a fait mine de ne pas s’en soucier. « Emmenez-les au palais. » Le frisson m’a parcouru de nouveau. « Je vais prévenir les gardes de votre arrivée. »

Thai Dei et moi avons échangé un regard. Ça risquait de chauffer. Les gens dans les rues allaient reconnaître les prisonniers. Et ces prisonniers avaient peut-être des amis. En tout cas, ils avaient des ennemis à foison. Ils ne survivraient peut-être pas au transfert. Ou alors ce serait nous.

« Passe le bonjour à ta femme et demande-lui si son nouvel appartement lui convient comme je l’espère, m’a dit le Vieux.

— D’accord. » J’ai frissonné. Thai Dei m’a regardé en fronçant les sourcils.

Toubib a sorti d’un tube une liasse de papiers roulés. « Madame a envoyé ça pendant ton absence. C’est pour les annales.

— Quelqu’un a dû mourir. »

Il a souri. « Rabote aux entournures et intègre ça dans le reste. Mais n’enjolive pas au point de la dépeindre toute vertueuse. Je ne supporte pas qu’elle m’éreinte avec mes propres arguments.

— J’ai appris la première fois.

— Qu’un-Œil pense savoir où il a laissé les notes qu’il avait prises quand il croyait devoir s’occuper des annales.

— C’est pas la première fois que je l’entends dire ça. »

Toubib a souri de nouveau, puis il est sorti.