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Le prisonnier Félon à la main rouge attendait dans une salle garantie scellée contre tout espionnage par sorcellerie. Qu’un-Œil assurait avoir tissé de telles mailles de sortilèges que même Madame à son apogée n’aurait pu les déjouer pour laisser traîner une oreille.

« Ce n’est pas ce que Madame aurait pu faire à l’époque qui m’inquiète, a grommelé Toubib. Ce qui m’inquiète aujourd’hui, ce sont les Maîtres d’Ombres. Ce qui m’inquiète, c’est Volesprit. Elle garde le profil bas, mais elle rôde et veut tout savoir sur tout. Ce qui m’inquiète, c’est le Hurleur. Il veut rentrer dans le chou de la Compagnie.

— Pas de problème, a insisté Qu’un-Œil. Le Dominateur lui-même ne s’introduirait pas ici.

— Qu’est-ce qu’on parie que c’est exactement ce que Fumée pensait de son local à l’épreuve de l’espionnage ? »

J’ai frissonné. Qu’un-Œil aussi. Je n’avais pas vu Fumée réduit en bouillie par le monstre qui s’était introduit dans sa cache malgré son dispositif de protection, mais on m’avait raconté la scène. « Qu’est-ce qu’il est devenu, à propos ? » ai-je demandé. Le monstre ne l’avait pas tué.

Toubib a posé l’index sur ses lèvres. « Juste derrière. »

Je pensais que nous allions retourner dans la salle où Gobelin, Qu’un-Œil et le Vieux m’avaient réveillé lors de ma dernière crise. Je supposais qu’ils avaient amené le main-rouge derrière le rideau. Ça n’a pas été le cas. Nous avons pénétré dans une salle qui m’a paru totalement différente.

Et le Félon n’était pas seul.

Le coude appuyé contre un mur, la Radisha Drah, sœur du prince régnant le Prahbrindrah Drah, regardait le prisonnier avec une expression qui disait combien elle jugeait le Libérateur indulgent vis-à-vis des criminels. Petite de taille, sombre de peau et ridée comme la plupart des femmes tagliennes ayant passé la trentaine, elle était fort sagace et d’un caractère trempé. On raconte qu’elle n’avait perdu ses moyens qu’une seule fois : la nuit où Madame avait liquidé tous les mandarins des différents cultes, mettant fin aux résistances des clergés quant à son rôle moteur dans l’effort de guerre.

Cette démonstration avait refroidi les velléités de cabales. Nos alliés et employeurs paraissaient maintenant vouloir nous laisser courir à notre perte.

Un sondage auprès de l’aristocratie taglienne et du clergé, s’il était réalisable, montrerait que la plupart des membres des classes dirigeantes tiennent la Radisha pour la véritable instigatrice des décisions princières. Ce qui est près de la vérité. Son frère est plus solide qu’on l’estime communément, mais c’est à contrecœur qu’il se mêle des affaires militaires.

Derrière la Radisha se dressait une table. Sur la table reposait un homme. « Fumée ? » ai-je demandé.

Ma question a reçu sa réponse. Fumée était toujours vivant. Et toujours dans le coma. Il avait la tonicité musculaire d’un bol de lard.

Derrière lui s’étirait l’autre pan d’un rideau identique à celui que j’avais vu à mon réveil. Donc nous nous trouvions bien dans la salle en question, vue sous un autre angle.

Bizarre.

« Fumée », a confirmé Toubib. Au ton, j’ai compris qu’on me confiait un secret d’importance.

« Mais…

— Ce type a raconté quoi que ce soit d’intéressant ? » a demandé Toubib à la Radisha en me coupant la parole. Elle s’était sans doute amusée avec le prisonnier. Et ce n’était sans doute pas sans raison si le capitaine cherchait à éviter qu’elle s’intéresse à Fumée de trop près.

« Non. Mais ça viendra. »

L’Étrangleur a fait mine de ricaner. Un courageux mais un imbécile. Lui, mieux que quiconque, aurait dû savoir ce que la torture permet d’obtenir.

Une fois de plus, j’ai senti brièvement mon sang se glacer.

« Je sais. Au boulot, Qu’un-Œil. Murgen nous a suffisamment fait attendre. »

Les annales. Il avait différé le moment pour que je puisse tout consigner dans les annales. Il n’aurait pas dû se donner cette peine. Je ne suis pas un grand amateur de torture.

Qu’un-Œil s’est mis à fredonner. Il a tapoté la joue du prisonnier. « Il va falloir que tu m’aides à te sortir d’ici, mon joli. Je serai aussi gentil que tu me le permettras. Alors, qu’est-ce que vous fomentez ici à Taglios, vous autres Étrangleurs ? » Qu’un-Œil s’est tourné vers le capitaine. « Quand revient Gobelin, chef ?

— Au boulot, j’ai dit. »

Qu’un-Œil a fait quelque chose. L’Étrangleur s’est arqué dans ses liens et a émis une sorte de couinement aphone. « Mais c’est que je lui ai trouvé la femme idéale, patron, a repris le sorcier. Pas vrai, gamin ? » Il nous lorgnait avec un air facétieux, penché sur le Félon. Le type, tout brun comme un raisin sec, ne portait rien d’autre qu’un pagne malpropre sur les hanches.

Ainsi donc, voilà pourquoi Qu’un-Œil nous avait fait tout ce numéro avec mère Gota. Il voulait se servir d’elle pour jouer un tour à Gobelin. J’aurais dû me mettre en colère, je suppose, au nom de Sahra peut-être. Mais je ne parvenais pas à m’indigner.

Cette femme cherchait les crosses.

« Tu as compris ta situation ici, mon joli, a chantonné Qu’un-Œil. Tu te trouvais avec Narayan Singh quand on t’a pris. Tu as la main rouge. Ces indices me disent que tu es l’un de ces Félons très particuliers qui intéressent le capitaine de près. » Il désignait Toubib. Pour dire « capitaine », il employait le terme de « jamadar » qui avait de fortes connotations religieuses pour les Félons.

Madame s’était fait berner par leur secte, mais elle avait marqué leurs meneurs à jamais d’une tache rouge sur la main. Du coup, ils étaient faciles à repérer maintenant.

Qu’un-Œil a aspiré sa salive entre ses dents. Sans le connaître, on aurait pu croire qu’il réfléchissait. « Mais je suis un type en or qui déteste voir souffrir, a-t-il repris. Alors je vais te laisser une chance de ne pas finir comme ce cancrelat, là. » Du pouce il a montré Fumée. Du feu a crépité entre les doigts de son autre main. L’Étrangleur a poussé un hurlement du genre à vous dénuder les nerfs et les saupoudrer de sel. « Tu peux faire durer le plaisir ou l’écourter. Tout dépend de toi. Raconte-moi ce que boutiquent les Félons là-haut à Taglios. » Il s’est penché plus près, a chuchoté : « Je peux même m’arranger pour que tu t’en tires. »

Le prisonnier est resté bouche ouverte un moment. La sueur lui coulait dans les yeux, l’irritait. Il a essayé de secouer la tête pour la détourner.

« Je parie qu’elle trouvera Gobelin mignon comme une puce, a dit Qu’un-Œil. Qu’est-ce que t’en penses, gamin ?

— J’en pense que tu ferais mieux de continuer », a aboyé Toubib. Ce n’était pas de gaieté de cœur qu’il recourait à la torture et la patience commençait à lui manquer pour les facéties de Qu’un-Œil et Gobelin.

« Hé, baisse pas ton froc, chef. Ce type n’ira nulle part.

— Mais ses congénères nous préparent quelque chose. »

J’ai jeté un coup d’œil à oncle Doj pour voir ce qu’il pensait de la prise de bec. Son visage demeurait de marbre. Peut-être qu’il ne comprenait plus le taglien.

« Si t’apprécies pas ma façon de faire mon boulot, flanque-moi à la porte et prends ma place. » Il a palpé le prisonnier. Le Félon s’est contracté par anticipation. « Alors, toi. Qu’est-ce qui se trame à Taglios ? Où sont Narayan et la fille de la nuit ? Aide-moi, qu’on abrège. »

Je me suis crispé. J’ai ressenti un grand frisson. C’était quoi ?

Le prisonnier a inspiré à grandes goulées. Il était couvert de sueur. Il ne pouvait pas gagner. S’il savait quoi que ce soit et parlait  – comme il finirait par le faire  –, les siens ne le lui pardonneraient pas.

« Préparatifs pour le grand jour du mal », lui a déclaré Toubib, sondant ses pensées.

J’éprouve de la compassion pour le Vieux. Même s’il récupère un jour sa fille, il ne retrouvera pas celle qu’il cherche. Elle est Félonne depuis le jour de sa naissance, éduquée pour être la Fille de la Nuit qui provoquera l’avènement de l’année des Crânes de Kina. Bon sang, ils l’ont consacrée à Kina alors qu’elle était encore dans l’utérus. Elle serait ce qu’ils voudraient faire d’elle. À savoir un être de ténèbres pour briser le cœur de ses parents.

« Parle, mon joli. Dis-moi ce que j’ai besoin de savoir. » Qu’un-Œil s’efforçait de conserver le mode d’une conversation à deux, limitée à son client et lui. Il a laissé à l’Étrangleur un moment pour réfléchir. Nous autres regardions la scène sans afficher d’expression, éprouvant peut-être un soupçon de pitié. Cet homme était un rumel noir. Selon les rites des Étrangleurs, en principe, cela signifiait qu’il avait commis plus de trente meurtres de sang-froid  – ou alors qu’il avait étranglé un rumel noir et s’était du fait acquis le même prestige par un moyen plus expéditif.

Kina est bien Félonne par excellence. Elle adore trahir les siens à l’occasion.

Un argument que Qu’un-Œil n’a pas songé à présenter à notre Félon captif.

L’Étrangleur a crié de nouveau, essayé de gargouiller quelque chose.

« Il va falloir que tu articules, lui a dit Qu’un-Œil.

— Je ne peux rien dire. Je ne sais pas où ils sont. »

Je le croyais. Narayan Singh ne resterait pas vivant s’il divulguait ses itinéraires dans une société où tout le monde voulait sa peau.

« Dommage. Alors dis-nous seulement pourquoi il reste des Félons à Taglios, après tout ce temps. »

Je me suis demandé pourquoi il revenait sans cesse sur ce point. Les Étrangleurs n’avaient pas osé agir en ville depuis des années.

Qu’un-Œil et le Vieux avaient dû apprendre quelque chose. Mais comment ?

Le prisonnier a hurlé.

« Ceux qu’on capture sont toujours ignorants, a fait observer la Radisha.

— Peu importe, a dit Toubib. Je sais exactement où est Singh. Ou du moins où il sera quand il cessera sa cavale. Tant qu’il ne se rend pas compte de cela, je sais que je pourrai l’avoir où je voudrai. »

Un sourcil d’oncle Doj a remué. Ça devait commencer à l’intéresser.

La Radisha observait avec une expression empreinte de morgue mais aussi de perplexité. Elle aimait croire que son cerveau était le seul à fonctionner au palais. Nous autres de la Compagnie noire aurions dû nous cantonner au rôle de muscle en location. On aurait presque entendu les grincements et les couinements de ses méninges en action. Comment Toubib pouvait-il savoir des choses pareilles ? « Où est-il ? a-t-elle lancé.

— Pour l’instant, il fait des pieds et des mains pour essayer de s’allier avec Mogaba. Puisqu’on ne le coincera pas : il bougera plus vite que les messages qu’on pourrait envoyer pour le faire arrêter, oublions-le. »

J’ai pensé à suggérer d’un mot les corbeaux. Toubib parle aux corbeaux. Et ces bestioles volent plus vite que même un Félon ne peut courir… mais je n’étais ni payé pour penser, ni là pour parler.

« L’oublier ? » La Radisha était interloquée.

« Pour l’instant seulement. Voyons plutôt ce que manigancent ses collègues. »

Qu’un-Œil s’est remis au travail. J’ai observé oncle Doj qui était resté parfaitement discret dans son coin plus longtemps que je ne l’aurais cru possible. Il a remarqué mon regard. En nyueng bao, il a demandé : « Puis-je interroger l’homme ?

— Pourquoi ?

— Ce serait pour tester sa foi.

— Vous ne parlez pas assez bien taglien. » Toc, dans les dents.

« Alors traduisez. »

Juste pour s’amuser, ou peut-être pour éprouver oncle Doj, Toubib a déclaré : « Ça ne me dérange pas, Murgen. Il ne peut pas causer de dégâts. » À l’entendre, on le sentait familier du dialecte nyueng bao. On aurait dit que sa remarque recelait un message sous-jacent destiné à oncle Doj  – surtout si on la mettait en relation avec sa remarque récente sur la provenance de Bâton de Cendre.

Je n’y comprenais plus rien. Et je développais une petite paranoïa moi-même. Étais-je bien revenu dans la réalité après ma dernière crise ?

Dans un taglien tout à fait passable, oncle Doj a posé aimablement toute une série de questions au Félon, de celles auxquelles on répond d’ordinaire sans réfléchir. Nous avons appris que l’homme avait une famille mais que sa femme était morte en couches. Mais assez vite, comprenant qu’on le manipulait, il a tenu sa langue.

Oncle Doj arpentait la salle comme un lutin tout guilleret, devisant et incitant le prisonnier à faire des confidences sur son passé mais sans pouvoir lui arracher d’aveu concernant un regain d’intérêt pour Taglios de la part des Étrangleurs. Toubib, ai-je remarqué, observait davantage oncle Doj que le prisonnier. En tant que capitaine, assez logiquement, il vit dans l’œil d’un cyclone de paranoïa.

Toubib s’est penché vers moi. Comme un conspirateur, il m’a chuchoté à l’oreille : « Tu resteras quand les autres partiront. » Il ne m’a pas précisé pourquoi. Il est allé murmurer quelque chose à Qu’un-Œil dans un baragouin que je ne comprenais même pas.

Il parlait au moins vingt langues, tant il avait passé d’années au sein de la Compagnie. Qu’un-Œil en maîtrisait sans doute une poignée de plus, mais il ne pouvait les utiliser qu’avec Gobelin. Le petit sorcier a opiné du chef et poursuivi son affaire.

Assez vite, il a entraîné subrepticement oncle Doj et la Radisha vers la porte, tout en douceur, mine de rien. À telle enseigne qu’ils n’ont pas récriminé. Oncle Doj était un invité, la Radisha avait d’autres affaires pressantes à régler et Qu’un-Œil avait si bien abandonné ses manières abrasives qu’il les a persuadés que l’initiative émanait d’eux. En tout état de cause, ils sont partis.

Toubib est sorti avec eux, sa contribution, mais il est revenu cinq minutes plus tard.

« Bon, lui ai-je dit, j’ai assisté à tout. Plus rien d’épatant à entendre. Je peux quitter ma défroque de gratte-papier tatillon et m’atteler à mon projet de culture de navets. » Ce qui n’était qu’une demi-boutade. Chaque fois que la Compagnie fait halte quelque part, des gars se mettent à échafauder des projets. La nature humaine, faut croire.

Le navet est inconnu ici, or j’ai repéré de vastes étendues de terres parfaites pour le cultiver, ainsi que le panais et la betterave sucrière. Et comme Hagop et Otto ne sont pas loin, les graines devraient être disponibles d’ici peu. Peut-être qu’ils ramèneront même des semis de patates.

Toubib a souri et a glissé à Qu’un-Œil : « Ce minable ne nous dira rien d’utile.

— Tu connais le refrain, chef ? Je te fiche mon billet qu’il gagne du temps. Il essaie de se cramponner à son secret un petit peu plus. Voilà ce qui lui traverse l’esprit à chaque fois que je lui fais mal : il se dit qu’il peut endurer cette douleur une fois encore. Et puis juste une fois de plus.

— On va le laisser s’assoiffer un moment. » Toubib a poussé la chaise du Félon contre un mur et l’a recouvert d’un drap miteux, comme un meuble au rancart. « Murgen, écoute bien. Le temps va commencer à manquer. Les événements vont se précipiter. J’ai besoin de toi en première ligne, guéri ou pas.

— À priori, c’est pas que ça m’enchante. »

Il n’avait pas envie de plaisanter. « On a découvert des choses intéressantes sur Fumée. » Sans prévenir, il s’était mis à parler le dialecte des Cités Joyaux que personne ne pouvait comprendre ici en dehors de la Compagnie, à moins que Mogaba se soit trouvé dans les parages. « On a retardé le moment à cause de tes absences et de ce qu’elles pouvaient signifier, mais il faut qu’on avance. Il est temps de prendre des risques. Tu vas devoir apprendre quelques nouveaux tours, mon petit gars.

— Tu essaies de me faire peur ?

— Non. C’est important. Écoute attentivement. Je n’ai plus le loisir de travailler Fumée. Qu’un-Œil non plus. L’arsenal lui bouffe tout son temps. Et je ne fais confiance à personne à part toi pour ce boulot.

— Hein ? Tu vas trop vite pour moi.

— Écoute bien. Ce par quoi je veux dire : ouvre les yeux et les oreilles, mais ferme ta bouche. On n’aura peut-être pas beaucoup de temps. La Radisha peut décider de revenir titiller le Félon. Elle raffole de ce genre d’occupation. » Puis il a ajouté à Qu’un-Œil : « Fais-moi penser à essayer d’affecter Cordy Mather ici en permanence. Elle se laisse moins aller quand il est dans le coin.

— Normalement, il devrait revenir en ville bientôt. S’il n’y est pas déjà.

— Dire que c’est mon espion en chef ! m’a fait Toubib en secouant la tête et désignant Qu’un-Œil. Aveugle d’un œil et bigleux de l’autre. »

J’ai tourné mon regard vers le criminel recouvert de son drap. Il s’était mis à ronfler. Un bon soldat prenant son repos quand l’occasion s’en présentait.