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Harassé comme toutes les nuits d’aussi loin que je me souvenais, je suis allé prendre mon tour sur le chemin de ronde. Je n’avais aucune ambition et encore moins d’énergie. Assis dans un créneau, j’ai abreuvé d’injures les aïeux de tous mes petits collègues de l’Ombre. Je crains d’avoir manqué d’imagination dans le propos, mais la véhémence a compensé. Ils manigançaient quelque chose, là-bas. On distinguait des heurts et des voix, on voyait des torches circuler. Les signes avant-coureurs d’une nuit sans sommeil. Ces gens ne pouvaient donc pas se conduire normalement et faire leurs affaires à des heures décentes ?

Manifestement, ils n’avaient pas l’air plus enthousiastes que moi. J’ai entendu ici et là quelques imprécations qui nous étaient adressées, à nous et nos aïeux, comme quoi cette panade était de notre faute. Je suppose que l’essentiel de leur motivation leur venait de l’assurance qu’ils ne rentreraient jamais chez eux s’ils ne s’emparaient pas de nouveau de Couve-Tempête.

Peut-être que nul ne sortirait vivant de cette lutte, ni d’un côté ni de l’autre.

Un corbeau a poussé un cri pour se moquer de nous tous. Je ne me suis même pas donné la peine de lui lancer une pierre.

Il y avait de la brume. Un crachin sournois tombait par intermittence. Des éclairs jetaient des lueurs derrière les collines, au sud. Il avait fait chaud et humide toute la journée, et le temps avait viré à l’orage vers le soir. Des flaques parsemaient les rues. Les ingénieurs d’Ombre-de-Tempête n’avaient pas considéré le drainage comme une priorité, en dépit de la configuration favorable de la ville.

Ça ne faciliterait pas la tâche de ceux qui allaient s’attaquer à de si hautes murailles. Ni celle de ceux qui allaient les défendre.

Quand même, je me sentais presque désolé pour les pauvres bougres d’en dessous.

Ahanant, Chandelles et Rudy le Rouge sont parvenus en haut de l’escalier qui montait de la rue. Chacun portait un lourd sac de cuir. Chandelles a ronchonné : « Je suis trop vieux pour tout ce cirque.

— S’ils réussissent, on prendra tous un coup de vieux fatal. »

Les deux hommes se sont appuyés contre les merlons le temps de reprendre haleine. Puis ils ont vidé leur sac dans l’obscurité. Quelqu’un en contrebas a poussé un juron dans un dialecte des Terres d’Ombres. « Pour te servir, trouduc, a grondé Rudy en réponse. Rentrez chez vous. Laissez-moi dormir. »

Tous les gars de la vieille équipe consacraient du temps à rassembler des décombres.

« Je sais, m’a glissé Chandelles. Je sais. Mais à quoi bon rester vivant si on est claqués au point de n’en avoir plus rien à cirer ? »

Si vous avez lu les annales, vous saurez que nos frères rabâchent la même rengaine depuis toujours. J’ai haussé les épaules. J’étais en panne de repartie. La plupart du temps, on ne cherche ni à justifier ni à motiver, on se contente d’aller de l’avant.

Chandelles a grommelé : « Gobelin veut te voir. On va te remplacer ici. »

Dans une langue des Terres d’Ombres plus qu’approximative, Rudy a braillé vers le pied de la muraille : « Ouais, je connais votre baragouin à la noix. Allez vous faire foutre. »

J’ai grogné. C’était mon tour de garde mais je pouvais m éclipser si je le voulais. Mogaba ne faisait même plus mine d’essayer de contrôler la vieille équipe. On assumait notre part. On tenait notre secteur. Simplement, on ne se conformait pas à sa conception de la Compagnie noire.

Mais l’épreuve de force prendrait un autre tour si jamais le Maître d’Ombres décidait de plier bagage avec son armée.

« Où est-il ?

— En bas. Trois. » Il m’a répondu en langue des signes. On utilise fréquemment ce langage pour échanger nos informations en extérieur. Ni les chauves-souris ni les corbeaux, ni aucun homme de la faction de Mogaba ne le décryptent.

J’ai grogné de nouveau. « Je reviens.

— Ça marche. »

J’ai descendu l’escalier raide et glissant, les muscles douloureux, anticipant le poids du sac que j’allais devoir remonter à mon retour.

Que voulait Gobelin ? Sans doute mon point de vue sur une futilité. Ce nabot et son acolyte monoculaire évitaient religieusement toute prise de responsabilité.

C’est moi qui dirige la vieille équipe, l’essentiel du temps, parce que personne d’autre ne veut s’en donner la peine.

 

Nous nous sommes établis dans un quartier de hautes bâtisses de briques, près de la muraille, au sud-ouest de la porte nord qui est la seule encore totalement opérationnelle. Depuis la première heure du siège, nous consolidons notre position.

Mogaba réfléchit en termes d’attaque. Il ne croit pas qu’une guerre puisse se gagner en se retranchant. Il veut croiser le fer contre les soldats de l’Ombre sur la muraille pour les repousser, puis opérer une sortie, charger et les écraser. Il lance des raids de sabotage et de harcèlement pour les maintenir sur le qui-vive. Il refuse d’envisager qu’ils puissent entrer dans la ville en nombre important, même si chaque assaut ou presque amène des ennemis de notre côté des remparts avant que nous nous rameutions pour les bouter dehors.

Un jour, je ne sais quand, les choses n’iront pas comme Mogaba le veut. Un jour les hommes de Tisse-Ombre s’empareront d’une porte. Un jour on aura droit à une guerre urbaine grandeur nature.

C’est inévitable.

La vieille équipe est prête, Mogaba. Et toi ?

On se fera invisibles, Votre Arrogance. On a déjà joué à ce jeu-là. On a lu les annales. On deviendra des fantômes meurtriers.

Du moins on l’espère.

Ce qui nous pose question, ce sont les ombres. Oui, ce sont les ombres. Que savent-elles ? Que seront-elles capables de découvrir ?

Ces scélérats n’ont pas été baptisés Maîtres d’Ombres en vertu de leur seul amour pour l’obscurité.