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Baquet m’a réveillé. « Un des gars de Mogaba est ici, Murgen. Il dit que Sa Majesté désire te voir. »

J’ai ronchonné. « Pourquoi faut-il qu’il fasse si clair dehors ? » Je ne m’étais pas donné la peine de descendre dans le terrier.

« Il est énervé. On lui a fait croire que tu étais là mais que tu ne pouvais pas lui parler. Gobelin et Qu’un-Œil postaient des doubles de toi sur le chemin de ronde de temps en temps pour leurrer les Nars.

— Et maintenant que vous avez à nouveau le vrai Murgen, vous voulez l’envoyer au loup ?

— Heu… Ben… C’est toi qu’il demande à voir. » Autrement dit, il ne voulait ni de Gobelin ni de Qu’un-Œil. Il ne voulait pas se confronter à ces deux-là.

« Trouve-moi les deux zozos et dis-leur que j’ai besoin d’eux. Tout de suite. »

Les sorciers ont pris leur temps, naturellement. « Je vais me coucher dans une litière et vous me trimballerez jusqu’à la citadelle, leur ai-je dit. Vous admettrez avoir menti sur mon compte, mais pour l’unique raison que j’étais salement malade. Ce qu’on faisait la nuit dernière sur le radeau, c’était me faire prendre un bain. Vous avez pensé que ce serait marrant de larguer quelques boules de feu pendant que j’avais la culotte sur les chevilles. »

Qu’un-Œil a voulu renauder, mais je lui ai coupé le sifflet en grondant : « Je ne vais pas voir Mogaba sans soutien. Il n’a plus de raison de se pondérer.

— Il ne sera pas de bonne humeur, a auguré Gobelin. Il y a de l’émeute dans l’air. La pénurie de vivres se fait grave. Il économise chaque grain de riz. Même ses sergents tagliens triés sur le volet commencent à déserter.

— Tout se casse la gueule pour lui, ai-je dit. Il était parti pour montrer au monde de quoi il était capable, mais ses partisans ne sont pas à la hauteur de sa volonté de fer.

— Et nous, on est une espèce de fratrie philanthropique ? a grommelé Qu’un-Œil.

— On ne tue que ceux qui le cherchent. Venez. On y va. Et restez sur vos gardes, tous les deux. »

Mais, en premier lieu, nous sommes montés sur le chemin de ronde, à la fois pour que je puisse découvrir le paysage de jour et pour que les Nars de la porte nord me voient malade avant que je me présente à eux dans cet état.

L’eau montait jusqu’à deux mètres cinquante sous les remparts. Plus haut que l’avait prédit Hong Tray. « Des inondations à l’intérieur ?

— Mogaba a scellé les portes, je ne sais pas comment. Il a affecté des brigades de Jaicuris armés de seaux là où ça fuit.

— Grand bien lui fasse. Et en sous-sol ?

— Il y a des infiltrations dans les catacombes. Pas beaucoup. On a pu y faire face avec des chaînes de seaux. »

J’ai grogné et considéré le lac de Tisse-Ombre. À sa surface flottaient des corps, plus que je ne pouvais en compter. « Ceux-là ne sont pas remontés des tumulus, si ?

— Mogaba a précipité des gens du haut de la muraille pendant les émeutes, m’a dit Gobelin. Les autres étaient peut-être sur des radeaux qui se sont disloqués ou retournés. »

J’ai plissé les yeux. Je distinguais une patrouille de cavaliers bien loin, au-delà de l’eau. Un radeau surchargé de Jaicuris s’était fait prendre en plein jour. Les malheureux embarqués essayaient de s’écarter de la patrouille qui les attendait en pagayant avec leurs mains.

Thai Dei est arrivé, ce qui nous a permis de constater que les siens nous observaient aussi. J’ai pensé qu’il allait m’inviter à voir leur porte-parole, mais il n’a pas décroché un mot. « Amenez-moi au grand maître », ai-je dit à mes porteurs.

Tandis que nous approchions, j’ai fait remarquer : « On dirait que ce donjon sort d’une histoire de fantômes. » Et comment ! il se détachait sur fond de ciel chargé, cerné d’une nuée de corbeaux. Dejagore était un paradis pour les corbeaux. Ils allaient finir par devenir trop gras pour s’envoler. Peut-être qu’on engraisserait à notre tour en les mangeant.

Le Nar de faction n’a pas voulu laisser entrer Qu’un-Œil ni Gobelin. « Bon, ben, ramenez-moi, leur ai-je dit.

— Attendez !

— Des clous, mon gars. Rien ne me pousse à me farcir les lubies à la noix de Mogaba. Le lieutenant est vivant. Et le capitaine aussi, probablement. Mogaba n’est plus la grosse légume, sauf dans sa tête.

— T’aurais au moins pu discutailler le temps qu’on se repose un peu », a rouspété Qu’un-Œil en commençant à se décaler à pas chassés pour faire demi-tour et redescendre l’escalier.

Ochiba nous a rejoints avant qu’on atteigne le niveau de la rue. Il était issu du même moule que tous les Nars. Son visage demeurait impénétrable. « Excuses, porte-étendard. Acceptes-tu de revenir sur ta décision ?

— Et pourquoi donc ? Je n’ai pas spécialement envie de voir Mogaba. Il a mangé des champignons magiques, ingurgité de l’herbe en tisane ou quelque chose ? Ça fait plus d’une semaine que je me vide les tripes. Je ne suis pas en état de faire mumuse avec un fou criminel. »

Quelque chose a palpité dans le regard sombre d’Ochiba. Peut-être était-il d’accord. Peut-être un combat se déroulait-il en lui-même, mettant aux prises sa foi en le plus grand des Nars de Gea-Xle et sa foi en sa propre humanité.

Je n’allais pas chercher à creuser. Les marques d’intérêt extérieur ont toujours tendance à pousser les indécis dans le sens du sempiternel « Il en a toujours été ainsi. »

Ainsi donc, le numéro deux se posait mine de rien des questions sur la façon de faire de Mogaba. Si ces gars-là doutaient de lui, la situation était sans doute pire que je l’avais cru.

« À ta guise », a dit Ochiba. Puis, se tournant vers les sentinelles : « Laissez entrer aussi les porteurs de la litière. »

Personne n’était dupe de l’importance de mes petits porteurs. Leur présence équivalait à une mise au point assez directe.

J’étais d’humeur douillettement conflictuelle.