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L’état des annales de Qu’un-Œil s’avérait aussi épouvantable que je l’avais craint. Sinon pire. L’eau, la moisissure, la vermine et une négligence criminelle avaient causé d’irrémédiables dégâts au plus gros des documents. Un fascicule récent avait quand même survécu, exception faite d’une page au milieu qui manquait purement et simplement. Il illustrera ce que Qu’un-Œil qualifie de bonne chronique.
Il a inventé l’orthographe de la plupart des noms de lieux. Je l’ai corrigée quand des cartes m’ont permis de situer les événements.
À l’automne de notre troisième année à Taglios, le capitaine a décidé d’envoyer le régiment Khusavir à Prehbehlbed où le Prahbrindrah Drah menait campagne contre une coalition de petits seigneurs des Terres des Ombres. Plusieurs camarades de la Compagnie et moi avons reçu l’ordre de les accompagner pour épauler le nouveau régiment. Le traître Lame se trouvait dans la région.
Le régiment est passé par Ranji et Ghoja, Jaicur et Cantile, puis Bhakur, Danjil et d’autres villes conquises depuis peu. Enfin, au bout de deux mois, nous avons rejoint le prince à Praiphurbed. Là, la moitié du régiment nous a quittés pour remonter au nord en escorte des prisonniers de guerre et du butin. Nous avons bifurqué à l’ouest vers Asharan, où Lame nous a assaillis par surprise, et nous avons du barricader les portes et balancer tout un tas de civils du haut des murailles parce qu’il pouvait s’agir d’espions. Grâce à mes talents, nous avons pu résister même si la bleusaille était terrifiée.
Dans Asharan, nous avons trouvé d’importants stocks de vin et nous avons tenu le siège.
Au bout de quelques semaines, les hommes de Lame ont commencé à déserter à cause du froid et de la faim, alors il a décidé de lever le camp.
C’était un hiver très rude. Nous avons beaucoup souffert et, souvent, nous avons dû effrayer les autochtones pour obtenir suffisamment de vivres et de bois. Le prince nous faisait marcher tout le temps, en général assez loin du front parce que le régiment manquait d’expérience.
À Meldermhai, trois hommes et moi avons pris une biture et raté l’appel quand le régiment a repris la route. Il a fallu qu’on voyage sur près de cent cinquante kilomètres en ne comptant que sur nous-mêmes pour les rattraper. Une fois, nous avons pris quatre chevaux à un hobereau du coin après avoir passé la nuit dans son manoir. On a fait main basse sur son eau-de-vie aussi. Le bonhomme, un aristo, s’est plaint auprès du prince et on a dû rendre les chevaux.
Nous avons passé une semaine à Forngaw, puis le prince nous a donné l’ordre de descendre au sud vers Haut-Nangel où on était censés se joindre au quatrième de cavalerie pour essayer d’acculer les bandits de Lame dans le canyon de Ruderal, mais, quand on est arrivés à destination, on n’a découvert qu’une seule bonne femme dans tout le territoire et rien à manger à part des choux pourris que les paysans avaient pour la plupart enterrés avant de s’enfuir.
Ensuite nous sommes partis pour Silure en passant par Balichore et par la forêt où on a trouvé une taverne guère différente de celles du Nord. Profitant qu’on était saouls, une sorcière ennemie a lancé contre nous une attaque de crapauds venimeux.
Le lendemain, il a fallu traverser plusieurs kilomètres de marais et d’un bourbier de neige fondante et de gadoue froide : des sources chaudes dans certains vallons empêchent tout de geler. Quelques lieues plus loin, on est arrivés à la forteresse de Tracil, où un régiment composé de transfuges d’en face assiégeait leurs cousins traciliens. Ils tenaient le terrain depuis longtemps, ce qui fait qu’on a eu du mal à trouver des provisions dans les parages, même en proposant de payer.
J’ai bossé trois jours là dans l’hôpital de campagne où, à cause du froid, ils soignaient beaucoup de gelures. Le froid tuait davantage de combattants que l’ennemi.
De Tracil, on a marché sur Mélopil avec la garde personnelle du prince et on a mis le siège devant la forteresse du roi local, laquelle est bâtie sur une île au milieu d’un lac. Le lac était gelé. Il faisait très froid, la glace était très épaisse et, chaque fois qu’on essayait de donner l’assaut, leurs projectiles rebondissaient dessus…
…les soldats de l’Ombre ont été massacrés à la pelle, ainsi que nos hommes par des engins en haut des murailles, jusqu’à ce que la garnison à l’intérieur referme les portes. Alors le Hurleur est arrivé de Prenlombre à bord de son tapis volant et ses tirs de magie ont plu sur nous comme des éclairs en plein orage ; on a dû fuir. Beaucoup de gars ont été capturés par l’ennemi.
Deux semaines après, on a reçu l’ordre de marche pour épauler les troupes de siège à Rani Orthal. En chemin, on a dégotté du vin et ça s’est terminé en désastre, vu que les autochtones nous ont barboté nos sacs pendant qu’on dormait.
Des forces se regroupaient de partout, de part et d’autre, et j’ai commencé à craindre une bataille d’envergure. Ce qui attirerait le Hurleur à Rani Orthal.
Suite à l’encerclement de la ville, l’ennemi a mené plusieurs attaques contre nos tranchées et nos parapets, qui se sont soldées par de lourdes pertes pour lui. Au bout de quinze jours, alors que le printemps commençait à se faire sentir, on a déclenché une attaque surprise nocturne qui nous a permis de pousser nos travaux jusqu’à l’enceinte de pierre. Les soldats ont fait un massacre, tant ils étaient à cran de combattre la nuit. Quand ils sont arrivés au sommet de la muraille, Ils ont balancé tout le monde dans le vide, y compris les femmes et les enfants.
Alors le Hurleur est sorti de Prenlombre en amenant avec lui un petit essaim d’ombres, et on a dû abandonner tout le terrain conquis.
Le Hurleur et les ombres sont repartis au lever du soleil, et le Prahbrindrah Drah en personne s’est avancé pour annoncer à l’ennemi que nous attaquerions le soir même et que cette fois nous ne ferions plus de quartier. Mais l’assaut n’a pas eu lieu parce que le roi ennemi a décidé de se ranger dans le camp de Taglios. La ville a ouvert ses portes et s’est livrée aux soldats pour une nuit, mais les hommes ont reçu l’ordre ne pas emporter d’arme, à part leur dague.
Le sol de la région est très pauvre. On n’y récolte rien de valable. Les gens mangent beaucoup de choux et de racines, et la céréale la plus commune est le seigle.
Pendant le mois qu’on a passé à Thrufelguerre en garnison, j’ai copiné avec le fils du logeur, un gamin d’environ onze ans. Je l’ai trouvé intelligent mais je me suis aperçu qu’il ne connaissait rien à la religion et qu’il ne savait ni lire ni écrire. Son père m’a rapporté que les Maîtres d’Ombres ont proscrit toute pratique religieuse et toute éducation d’un bout à l’autre de leur empire, qu’ils donnent des récompenses en échange des livres qu’on leur amène, surtout les anciens, et qu’ils les brûlent sitôt qu’ils mettent la main dessus. De même, des récompenses étaient censées récompenser les prêtres qui acceptaient de servir leur foi, mais, en fait, les types étaient brûlés dès qu’ils se présentaient. Une mesure qui a sûrement fait grand plaisir à Lame.
Au bout d’un mois de cantonnement, l’ordre est tombé pour le régiment de retourner à Jaicur, où Madame levait une armée pour lancer une campagne dans l’Est. À Jaicur, j’ai quitté le régiment et je suis remonté au nord vers Taglios, où j’ai été accueilli avec beaucoup de joie par mes vieux compagnons de la Compagnie noire.
Le compte rendu de cette campagne constitue le rapport le plus soigneux et le plus détaillé de Qu’un-Œil. Les fragments restants font état d’histoires beaucoup moins cohérentes.