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La nuit où j’avais essayé de trouver mon chemin pour quitter le réduit de Fumée, je m’étais demandé si Qu’un-Œil avait ancré des sortilèges déroutants dans les parages. J’ai appris que oui. Il avait aussi disséminé au petit bonheur des nappes de confusion çà et là dans les secteurs inusités du palais pour que la zone cruciale passe inaperçue. Il m’a donné une amulette qui consistait en un tressage de brins de laine ensorcelés de différentes couleurs, que j’étais censé porter au poignet. Elle me permettrait de traverser les charmes sans subir aucune influence.

« Sois prudent, m’a-t-il conseillé. Je modifie ces sortilèges tous les jours, maintenant que tu travailles Fumée régulièrement. Je ne voudrais pas que quelqu’un déboule au moment où tu te trouves hors de toi-même. Surtout pas la Radisha. »

Il avait raison. Fumée était d’une valeur inestimable. De tous les temps, aucun instrument d’espionnage ne lui était arrivé à la cheville. Il ne fallait en aucun cas risquer de le compromettre.

Le Vieux m’a donné une liste de surveillances à effectuer régulièrement. Entre autres, j’étais censé garder Lame à l’œil. Il ne voulait pas tirer parti de ces informations tout de suite, pourtant. Je suppose qu’il préférait attendre son heure, laisser Lame prendre confiance. Et, à l’occasion, le laisser aussi se coltiner les enfants terribles de la religion à notre place.

Je ne l’ai pas demandé, mais je suis sûr qu’il s’agissait d’une froide stratégie délibérée. Les clergés constituaient nos principaux adversaires politiques. Il me paraissait habile, à moi aussi, de se servir d’eux pour empêcher Lame de devenir trop fort.

J’avais d’autre part ma propre liste d’enquêtes à mener, certaines pour assouvir ma curiosité personnelle, la plupart pour reconstituer des événements qu’il fallait consigner dans les annales. Je passais environ dix heures par jour à plancher sur les livres.

 

Je me lève, j’écris, je mange, j’écris, je rends visite à Fumée, j’écris, je dors un peu, je me relève et recommence. Je ne dors ni bien ni longtemps parce qu’il m’est égal de demeurer dans la maison de souffrance.

Oncle Doj a décidé de ne pas retourner dans son marais. Idem de mère Gota. Ils m’évitent la plupart du temps. Mais ils sont toujours là, me surveillent en permanence. Ils ont des attentes.

La nouvelle phase de la guerre commence. Ils ont décidé d’y prendre part. Ils estiment qu’à la férocité des Félons doit répondre la férocité des Nyueng Bao.

 

L’un des problèmes majeurs en matière d’espionnage, me suis-je rendu compte, c’est qu’il est difficile de décider où partir à la pêche aux informations. Quand j’ai besoin de savoir quelque chose pour les annales, j’ai en général une idée de la façon dont les choses se sont passées, des lieux et des personnes concernés. C’est l’occasion de me creuser les méninges et de tester ma mémoire, qui s’avère étonnamment peu fiable.

Apparemment, personne ne peut se rappeler quoi que ce soit en toute objectivité. Souvent les divergences entre le souvenir et la réalité sont proportionnelles à la part de soi-même et de désirs que l’on a investie dedans.

 

Qu’un-Œil a ses problèmes d’ego, naturellement. Peut-être expliquent-ils pourquoi il me refuse l’accès à sa manufacture d’armes. À moins que ce ne soit plutôt son grand livre comptable qu’il cherche à soustraire aux regards inquisiteurs. Je vais l’espionner, maintenant qu’il envisage de fermer boutique bientôt.

Qu’un-Œil porte beaucoup sur ses vieilles épaules. Entre autres fonctions, il assume celle qu’on pourrait qualifier de ministre de l’armement. Il supervise tout un quartier fortifié de la ville, où il se produit de tout, de la pointe de flèche à la grande machine de siège.

Le gros de la production est mis en caisses et acheminé aux docks, puis embarqué sur des barges pour y descendre le fleuve jusqu’au delta où, via un ensemble de canaux rudimentaires, les barges sont halées jusqu’à la rivière Naghir, confluent du delta. Puis les embarcations remontent le Naghir et ses affluents pour gagner enfin les dépôts d’armes situés près de la frontière. Je ne doute pas qu’une partie de la cargaison se perde en route. Je suppose que Qu’un-Œil en tire profit d’une façon ou d’une autre. J’espère qu’il a suffisamment de jugeote pour ne rien vendre à l’ennemi. Si Toubib le prend à faire cela, il aura tôt fait de le convaincre qu’en comparaison il traite Lame comme un frère espiègle, un petit polisson.

 

Ma première incursion dans l’arsenal a pris la forme d’un bref raid mental. La caserne de Qu’un-Œil consistait en un ensemble de bâtiments naguère dissemblables et dissociés, maintenant interconnectés en un labyrinthe dément. Toutes les fenêtres et la plupart des portes avaient été murées. Des hommes choisis pour leur carrure, leur sale caractère et leur manque d’imagination infestaient les quelques entrées. Ils n’autorisaient personne à entrer ni à sortir. La rue devant l’entrée des marchandises était embouteillée jour et nuit. Des chariots et des carrioles traînées par des bœufs indolents s’avançaient à la queue leu leu pour être déchargées et rechargées par des portefaix fatigués, sous l’œil lugubre des types sans imagination qui tempêtaient, l’écume aux lèvres, si jamais les charretiers et les manutentionnaires avaient le malheur d’échanger même un regard. Autour et parmi les chariots fourmillaient d’innombrables grouillots qui apportaient sous de longues perches des paniers remplis de repas chauds pour les travailleurs. Les gardes vérifiaient le contenu de chaque panier. Ils se relayaient même pour se surveiller les uns les autres.

Taglios a une population ouvrière diversifiée, complexe et hautement spécialisée. Les gens se débrouillent pour gagner leur vie d’une façon ou d’une autre et la communauté leur fait de la place. Près du palais, il y a un bazar entièrement dévolu aux soins de toilette, essentiellement fréquenté par les fonctionnaires du palais. Il y a là un type qui a fait profession d’épiler les narines. Juste à côté, travaillant dans une échoppe de moins de quatre pas de large, avec ses petits outils d’argent et ses flacons d’huile présentés sur une étagère, se trouve un vieux bonhomme qui vous ôtera le sébum des oreilles. Il ne fait rien d’autre, à part colporter les rumeurs. Ce travail se transmet de père en fils depuis des générations. Il est triste parce qu’il n’a pas de descendant pour prendre sa succession. Quand il partira, sa famille perdra cet emplacement dans le bazar.

Tout cela est symptomatique d’une inquiétante surpopulation et de difficultés désespérées pour survivre au bas de l’échelle. Je n’aimerais pas être un Taglien de basse caste.

Heureusement pour moi, je n’ai pas eu à passer le barrage des voyous de Qu’un-Œil. Il semblait qu’aucune précaution contre l’espionnage par magie n’avait été prise. Je me suis introduit dans l’arsenal. Je suppose que Qu’un-Œil ne s’était pas inquiété parce qu’Ombrelongue ne pouvait plus envoyer ses créatures fureter aussi loin. Mais le Hurleur ? Il pouvait venir nous épier à sa guise.

M’efforcer de traquer le Hurleur était au nombre de mes obligations régulières.

Les ouvriers de l’arsenal effectuaient des tâches ordinaires. Façonner des pointes de flèches. Les affûter. Tailler des fûts de flèches. Les emplumer. Construire des pièces d’artillerie. Produire en masse une cotte protectrice en coton pour les fantassins de base qui, nul doute, s’en débarrasseraient bien vite car elle serait trop chaude, trop inconfortable et trop encombrante dans le paquetage.

Seuls les souffleurs de verre m’ont surpris. Il y en avait deux douzaines dans un atelier et la plupart s’employaient à produire de petites bouteilles fines. Une escouade d’apprentis alimentaient les feux, chauffaient les silices qui se transformeraient en verre brut, emportaient les plateaux de bouteilles une fois que celles-ci avaient refroidi. Ensuite, des menuisiers les empaquetaient dans des caisses remplies de sciure. Quelques-unes de ces caisses étaient empilées dans des chariots en vue de longs périples, mais la plupart allaient vers les quais. Que diable était-ce ?

Il y avait une grande plaque d’ardoise dans le bureau de Qu’un-Œil. Dessus, en forsbergien, était écrit à la craie ce qui ressemblait à des objectifs de production. Cinquante mille bouteilles. Trois millions de flèches. Cinq cent mille javelots. Dix mille lances de cavalerie. Dix mille sabres. Huit mille selles. Cent cinquante mille glaives d’infanterie.

Certains de ces nombres étaient absurdes et en aucun cas le seul arsenal de Qu’un-Œil ne pouvait prétendre atteindre ces résultats. Mais la production s’effectuait dans tous les territoires tagliens  – la plupart du temps dans de petites forges tenues par un seul homme. Le travail principal de Qu’un-Œil consistait à garder les comptes à jour. Ce qui, de mon point de vue, revenait à laisser le renard dénombrer les têtes du poulailler.

La liste incluait également du bétail, des chariots et du bois par centaines de cargaisons de barges, ce que je pouvais comprendre. Mais les cinq mille boîtes de cerfs-volants prêts à assembler, qui mesuraient un mètre sur trois cinquante ? Chacun doté de trois cents mètres de fil ? Les cent kilomètres de soie en rouleaux d’un mètre quatre-vingts de haut ?

Jamais il n’obtiendrait cela.

 

Je suis parti rôder pour découvrir ce que l’on préparait contre Mogaba et ses sbires.

J’ai vu des camps où des équipes de soldats d’élite se préparaient à toutes les missions sur tous les terrains. Plus au sud, Madame poursuivait ses propres programmes, entraînait des troupes d’assaut pour champs de bataille ensorcelés.

Elle avait ratissé les territoires tagliens et enrôlé tous les individus doués du moindre talent magique, puis les avait formés ce qu’il fallait pour les intégrer dans un programme dont les tenants et les aboutissants m’échappaient malgré tous mes efforts pour les percer à jour. Comme l’avait remarqué Ombrelongue, elle récoltait tous les bambous du pays. Elle les faisait débiter en cannes de plusieurs longueurs et perforer leurs jointures à l’aide de tiges chauffées au rouge. Les tubes ainsi créés étaient empaquetés avec de petites billes spongieuses et colorées fabriquées par ses équipes de sorciers en herbe.

Un autre tour pour surprendre le Maître d’Ombres ? La moitié de ce que nous produisions consistait en fumigènes et miroirs pour confondre l’adversaire et l’inciter à dilapider ses forces là où ce serait vain. Mais j’étais plus déconcerté qu’Ombrelongue le serait sans doute jamais.

Madame dormait moins que le capitaine. Toubib dormait rarement plus de cinq heures par nuit. Si le seul dynamisme pouvait suffire à nous donner le dessus contre Mogaba et le Maître d’Ombres, sûr que nous serions vainqueurs.

Tant Madame que le Vieux cachent si bien leur jeu depuis toutes ces années que je ne suis pas sûr de saisir leur façon de penser. Un amour fort les unit, mais ils le montrent rarement. Ils veulent récupérer leur fille et se venger des Félons mais ils n’évoquent jamais l’enfant publiquement. Toubib est décidé à ramener la Compagnie au mystérieux Khatovar, pour découvrir ses origines, mais il ne s’en ouvre plus du tout non plus.

En apparence, on pourrait croire que ces deux-là ne vivent que pour la guerre.

 

Je suis revenu en dérivant à l’arsenal de Qu’un-Œil. Je rechignais à abandonner Fumée. Je savais pourtant que, si je repoussais trop ce moment, je retrouverais mon corps épuisé, en proie à la fringale et à une terrible soif. La bonne façon d’utiliser Fumée consistait à se limiter à de brefs voyages entrecoupés de nombreuses pauses pour se restaurer et boire. Mais il était difficile de s’en souvenir une fois parti, d’autant que beaucoup de peine m’attendait à mon retour dans ma propre tranche de réalité.

Cette fois, j’ai découvert un atelier où je ne m’étais pas arrêté précédemment. Là, des travailleurs vehdnas déambulaient nonchalamment au milieu d’une douzaine de bacs en céramique. Certains portaient des seaux dont ils remplissaient de temps en temps les bacs, à raison de l’équivalent d’une tasse à chaque fois. Le liquide était ponctionné dans une vaste cuve dont un homme touillait sans arrêt le contenu quand il n’y diluait pas de l’eau ou une poudre blanche.

Je ne trouvais rien de remarquable à ces bacs. Le mélange était versé à une extrémité. À l’autre, le liquide s’égouttait par un tuyau en verre dans une grosse jarre de terre. Une fois remplie, chaque jarre était bouchée et entreposée sur des étagères en retrait. Contrairement à du vin, on les stockait debout. Curieusement, les lampes de la salle brillaient avec un éclat singulier.

J’ai étudié l’un des bacs, remarqué que de petites bulles crevaient la surface à l’extrémité où les ouvriers ajoutaient du liquide. À l’autre bout, bien au-dessous de la surface, s’alignaient des dizaines de bâtonnets moulés dans une substance blanc argenté. Au fond des bacs, il y avait plusieurs coupelles dépourvues d’anse. À l’aide d’outils en céramique, un ouvrier ganté a placé une coupe sous un bâtonnet et l’a gratté pour faire tomber un peu de sa substance dedans. Cela fait, grâce à des pinces en bois, il a soulevé la coupe du fond du bac. Malgré toute l’attention dont il a fait preuve pour le transporter, il a trébuché.

La matière enlevée au bâtonnet a diffusé une lumière incandescente au contact de l’air.

Il fallait que je me réincarne. Il fallait que je mange. Bientôt, j’allais devoir boucler mon paquetage car notre départ à tous pour le Sud se faisait imminent. L’étape suivante de la guerre approchait à grands pas.