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Lumière dans l’obscurité, à nouveau. Je suis redevenu moi-même, sans pouvoir toutefois décliner mon nom. La clarté n’était pas synonyme de séjour agréable. La souffrance m’attendait. Mais quelque chose de bien enfoui en moi se tournait vers cette clarté comme un homme en train de se noyer lutte pour remonter à l’air salvateur.

J’ai repris conscience du fait que j’étais un être de chair. J’ai senti mes muscles contractés, au bord de la crampe. Ma gorge douloureusement sèche. J’ai voulu parler. « Porte-parole… » ai-je prononcé en un râle.

Quelqu’un a bougé, mais nul n’a répondu.

J’étais avachi dans un fauteuil.

Les Nyueng Bao n’avaient pas de meubles, leurs habitations étaient à peine mieux aménagées que des antres d’animaux. M’avaient-ils ramené chez les miens ?

Je me suis forcé à ouvrir un œil.

Qu’était-ce ? Où étais-je ? Dans un donjon ? Une chambre de torture ? Mogaba m’avait-il capturé ? J’ai découvert un petit Taglien maigrichon, juste à côté de moi, ligoté dans un fauteuil pareil au mien, et un autre sanglé sur une table.

C’était Fumée, le sorcier du roi taglien.

Je me suis redressé. Ça faisait mal. Très. Le prisonnier dans le fauteuil m’a regardé avec méfiance.

« Où suis-je ? » ai-je demandé.

Sa méfiance a redoublé. Ses lèvres se sont serrées. Il n’a pas pipé mot. J’ai regardé alentour. Je me trouvais dans une salle poussiéreuse, presque vide  – mais la variété de la pierre des murs répondait à ma question. J’étais à Taglios, dans le palais royal. On ne trouve cette pierre nulle part ailleurs.

Comment ?

Avez-vous déjà vu de la peinture dégouliner sur un mur ? C’est ce qui se produisait sur ma réalité. Sous mes yeux, elle suintait, gouttait, s’écoulait. L’homme dans le fauteuil couinait. Il tremblait. Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il pensait voir. Mais la réalité se délayait et laissait place à une sorte de grisaille confuse, pleine de souvenirs d’événements que je n’avais ni vus ni vécus. Et puis le magma s’est organisé, la grisaille s’est dissipée et, en peu de temps, je me suis retrouvé dans une salle, quelque part dans le palais de Trogo Taglios. Fumée reposait sur sa table et respirait lentement et superficiellement, comme toujours. Le Félon était dans son fauteuil. Vu la façon dont il transpirait, je l’ai considéré avec méfiance. Qu’est-ce qu’il fabriquait ?

Ses yeux se sont exorbités. Que voyait-il quand il me regardait ?

Je me suis levé, conscient que j’étais sans doute en train de me remettre d’un de mes sortilèges. Pourtant, il n’y avait personne ici qui avait pu me ramener à moi. N’avait-il pas fallu les efforts de Toubib et de Qu’un-Œil pour m’arracher aux limbes des ténèbres ?

Des fragments de mémoire ont surgi dans les profondeurs de mon esprit. Je m’y suis cramponné, j’ai tenté désespérément de les aviver. Quelque chose dans une caverne. Un chant obscur. Un réveil perçu tantôt dans un passé très lointain, tantôt juste un moment plus tôt dans ce présent.

J’étais faible. Tout ce chambard était usant. Et ma soif se muait en rage de boire.

Je pouvais l’étancher. Il y avait un broc et une tasse en fer-blanc sur la table, près de la tête de Fumée. Sous la tasse, j’ai trouvé un morceau de papier arraché à une page. Dessus figurait un message griffonné par Toubib. Pas le temps de te dorloter, Murgen. Si tu parviens à te réveiller tout seul, bois cette eau. Il y a des vivres dans la boîte. Qu’un-Œil revient dès que possible.

Le bout de papier semblait avoir été prélevé sur un formulaire administratif. Le Vieux déteste gaspiller la moindre feuille de papier vierge. C’est une denrée trop précieuse.

J’ai ouvert la boîte de métal, de l’autre côté de la tête de Fumée. Elle était remplie de gâteaux secs et bourratifs, de ceux que prépare ma belle-mère quoi qu’on puisse dire pour l’en dissuader. D’ailleurs, en les examinant bien, je me suis rendu compte qu’ils étaient de sa fabrication. Si je survivais, Toubib en serait quitte pour une petite tape derrière les oreilles.

P.-S.  – Vérifie les liens de l’Étrangleur. Il a déjà failli se libérer.

Voilà donc à quoi il s’employait quand je me suis réveillé. Il voulait se dégager à force de contorsions pour nous tuer, mon pote Fumée et moi, avant de se faire la belle.

J’ai bu au broc. Le Félon m’a guigné avec une envie presque palpable. « T’en veux une rasade ? Alors dis-moi ce qui se trame. »

L’homme n’était pas prêt à vendre son âme pour une gorgée d’eau.

Peu après avoir ingurgité un des lests de mère Gota, j’ai senti mes forces revenir. « Allez, je vais te resaucissonner dans les règles de l’art, ai-je annoncé à mon compagnon. Je ne voudrais pas que tu partes en goguette et qu’il t’arrive des ennuis. »

Il me fixait en silence tandis que je m’occupais de ses liens. Il m’exprimait très clairement ses pensées sans recourir à la parole. « C’était le risque que tu as pris quand tu as signé chez les méchants », lui ai-je dit.

Il refusait de répondre mais affichait son désaccord. Ça m’a troublé. C’était moi le méchant parce que je contrecarrais les efforts pour ramener Kina au monde. Je lui ai tapoté le crâne. « T’as peut-être raison, frangin. Mais j’espère que non. Là. » J’ai attrapé le drap et l’en ai recouvert à nouveau, comme il devait l’être. Ensuite j’ai bu encore et croqué un autre biscuit, puis, trouvant qu’il commençait à faire frisquet, j’ai décidé de retourner dans mes pénates. C’était complètement subjectif, mais il me semblait que je n’avais pas vu ma femme depuis des lustres. En réalité, il ne devait pas s’être écoulé plus de quelques heures.

Je me suis perdu.