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Je n’y suis pas allé directement. Je me suis arrêté à mon appartement, le temps de me munir d’un flacon de thé, d’un bidon d’eau, d’un plat de poulet et de poisson frits, de riz et de quelques galets cuisinés par mère Gota. Je prévoyais une longue séance. Il y avait des choses que je voulais faire, une fois que j’aurais eu essuyé ma prompte rebuffade pour ce qui était de la recherche de Volesprit.
À première vue, Fumée était dans le même état. Sempiternel. Je me suis demandé ce dont il se souviendrait si, comme cela arrive à certains, il se réveillait un beau jour. À ce qu’on m’a dit, le retour à la vie peut parfois survenir après un coma bien plus long que celui de Fumée.
Je me suis rempli l’estomac d’eau avant de quitter l’appartement. J’ai bu encore quand je suis arrivé auprès de Fumée. Et je me suis mis au travail.
Dérive. Rapide tour d’horizon pour localiser les salopards. Mogaba, Ombrelongue, le Hurleur, Narayan et la Fille de la Nuit se trouvaient raisonnablement loin, soit à Belvédère, soit à Charandaprash. Lame longeait le Shindai Kus avec environ douze cents hommes pour essayer d’attaquer le Prahbrindrah Drah par-derrière, mais le prince avait disposé un écran de cavalerie légère assez loin pour être prévenu largement à l’avance.
Le gaillard apprenait vite.
Avant de m’acquitter de ma mission de recherche de Volesprit, j’ai remonté le temps avec Fumée pour voir jusqu’à quelle date dans le passé je pouvais espionner et me renseigner sur certains personnages-clés. Je voulais savoir ce qui s’était passé cette fameuse nuit où j’avais été capturé et torturé. Je voulais découvrir les détails du passage à l’ennemi de Mogaba.
Je me suis rendu compte que je ne pouvais pas remonter jusque-là.
Je me souvenais de cette embarcation sur le lac, de Mogaba maudissant l’obscurité. Ça devait être cela. Il n’aurait pas dû se trouver là. Quelle honnête mission pouvait l’avoir amené sur la rive ? Était-il déjà transfuge alors ou tenait-il encore Dejagore pour son camp ? Avait-il déjà entériné son revirement lors de son entrevue avec Toubib ? Avait-il rencontré le Hurleur quelque part, trop loin pour que Gobelin et Qu’un-Œil puissent détecter son tapis volant ?
Peut-être. Et, en ce cas, cela expliquait pourquoi même Sindawe et Ochiba avaient envie de l’abandonner.
Nous tous serions morts déjà, et la guerre serait perdue depuis un moment si Ombrelongue avait été en mesure d’intervenir à ce moment.
Les crocs glacés de la mort étaient peut-être passés plus près que je l’avais jamais soupçonné.
J’aurais voulu être témoin d’une preuve ou d’une autre, pourtant.
On pouvait circonvenir Fumée. Et une volonté suffisamment déterminée pouvait le contraindre.
Des confins du passé, j’ai foncé vers la nuit de mon désespoir. Je ne suis pas allé au moment paroxystique de l’horreur, cependant. J’ai ralenti et dérivé une heure avant, tandis que les Étrangleurs approchaient seulement du palais et, dans la grande tradition des Félons, envoyaient deux d’entre eux déguisés en prostituées sacrées de Bashra s’approcher des gardes en prétextant vouloir accomplir le rite sacré du plaisir aveugle.
Mais ce n’était pas cette séquence que je voulais revoir. J’ai poussé Fumée plus avant jusqu’à mon propre intermède dans la cage d’escalier de l’issue de secours. Je me suis regardé sortir du palais, perdre conscience et m’effondrer sur le pavé. La crise n’a duré qu’une minute à peine, en dépit de tout le temps qui m’a paru s’écouler dans les horreurs du passé.
Maintenant venait l’opération délicate. Se focaliser sur la femme dans l’ombre, au milieu du couloir, derrière le Shadar poilu. Maintenir la concentration sur elle, en dépit de l’angoisse grandissante de Fumée et de ses trémoussements psychiques.
Je n’ai pas eu l’occasion de connaître Fumée dans la vraie vie, mais, d’après ce qui se dit, c’était une vraie poule mouillée, qui s’opposait invariablement à tout ce qui impliquait de près ou de loin le moindre risque pour quiconque en charge du boulot de sorcier de cour ou de pompier en chef. La couardise devait s’ancrer au plus profond de son être car il s’est tortillé comme un ver au bout d’un hameçon tout le temps que j’ai regardé Volesprit piller sa bibliothèque.
Les sortilèges de confusion glissaient sur elle. Les Étrangleurs ne lui avaient pas davantage posé de problème, bien qu’elle en ait croisé une bande. Ils avaient ouvert des yeux ronds un bref instant et décidé que leurs intérêts les appelaient ailleurs.
Elle ne paraissait pas se rendre compte que je l’observais, contrairement à l’épisode dans le champ de blé. Se pouvait-il qu’elle ignore le secret de Fumée ?
Oh ! quelle délicieuse éventualité…
Je l’ai épiée un long moment, jusque bien après son départ du palais.
Fumée résistait des quatre fers.
Puis je suis revenu à moi, j’ai bu un coup et mangé un morceau avant de m’attaquer à un boulot plus palpitant : pister Gobelin et, par pure curiosité, assister à l’ultime altercation entre Toubib et Lame. Je n’avais trouvé personne pour témoigner de ce qui avait provoqué le schisme.