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Mogaba mesure son mètre quatre-vingt-quinze. S’il a du gras, ce doit être derrière les oreilles, parce que, sur le reste de son anatomie, pas une once. Tout en os et en muscles, il se déplace comme un chat, le moindre de ses mouvements incarne la grâce et la fluidité. Il travaille dur à rester dur, mais sans se muscler à l’excès. Sa peau, très sombre, tire sur un acajou profond plutôt que sur l’ébène. Il irradie l’assurance, une inébranlable force intérieure.
Il a l’esprit vif mais ne sourit jamais. Quand il affiche de la gaieté, c’est entièrement de surface, pour l’effet produit, un masque à l’attention des regards extérieurs. Ces sentiments-là, il ne les ressent pas et ne les comprend sans doute pas non plus. Il est aussi investi qu’aucun humain a jamais pu l’être. Et l’objet de cet investissement sans borne, c’est la réussite et la conservation de Mogaba, plus grand guerrier de tous les temps.
Il est presque aussi fort qu’il veut le devenir. Peut-être pense-t-il y être parvenu. Je n’ai jamais vu personne rivaliser avec lui en technique individuelle.
Les autres Nars sont pratiquement à son niveau, presque aussi arrogamment sûrs d’eux.
L’opinion de Mogaba sur lui-même, voilà son gros point faible, mais je ne crois pas que quiconque puisse lui ouvrir les yeux sur ce point. Les plus anodines de ses considérations gravitent autour de sa personne et de sa réputation.
Hélas, l’orgueil et l’autosatisfaction sont rarement les traits de caractère qui emportent les soldats sur le chemin de la victoire.
Il n’y a pas d’amitié entre Mogaba et nous autres. Son inflexibilité a scindé la Compagnie en deux factions : la vieille équipe et les Nars. Pour Mogaba, la Compagnie noire est une très vieille et sainte croisade. Nous autres, de la vieille équipe, on la voit comme une grande famille malheureuse s’entêtant à survivre dans un monde qui se ligue pour notre perte.
Le débat serait plus vif si Tisse-Ombre ne se manifestait pas régulièrement pour nous rappeler la menace d’un plus grand ennemi commun.
Dans leurs propres rangs, beaucoup des hommes de Mogaba commencent à se poser des questions sur la façon de penser de leur chef.
Toubib a toujours rabâché une chose, depuis le premier jour où il a posé la plume sur le papier : ce qu’on pourrait appeler la question des formes. Rien ne sert de se prendre le bec avec ses chefs, même s’ils ont tort et si leur sentiment de supériorité leur colle des œillères.
Je m’efforce de respecter les formes.
Toubib avait vite promu Mogaba numéro trois de la Compagnie, après lui-même et Madame, en raison de ses talents exceptionnels. Mais ça n’autorisait pas Mogaba à s’arroger le commandement en cas de disparition de Toubib et Madame. Les nouveaux capitaines sont élus, en principe. Dans une situation comme celle de Dejagore, la coutume est de sonder les soldats pour savoir s’ils estiment une élection directe nécessaire. S’ils jugent que l’ancien capitaine est devenu fou, sénile, incompétent, s’il est porté disparu ou pour toute autre raison justifiant son remplacement, alors une élection doit être organisée.
Je ne me rappelle aucune occasion dans les annales où le candidat de plus haut grade ait été rejeté par les soldats mais, si une élection se tenait aujourd’hui, cela créerait peut-être un précédent. Dans un scrutin secret, beaucoup de Nars s’abstiendraient sans doute de donner leur voix à Mogaba.
Il n’y aura pas de vote tant que nous serons assiégés. Je m’opposerai à toute velléité d’en organiser un. Mogaba est peut-être fou, et peut-être ne le suivrai-je pas sur le terrain de ce qu’il considère comme religieux, mais il est le seul à avoir assez de poigne pour commander des milliers de légionnaires tagliens indociles tout en tenant les Jaicuris en respect. S’il tombait, c’est son second, Sindawe, qui prendrait le relais, puis Ochiba et, enfin seulement, moi peut-être, si je ne parvenais pas à me cacher assez vite.
Soldats et civils craignent tous Mogaba plus qu’ils ne le respectent, après ces longues semaines de siège. Et ce n’est pas sans m’inquiéter. Les annales montrent à moult reprises que la peur est un terreau des plus fertiles pour la mutinerie.