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Doj m’a guidé. Le chemin sinuait dans un réseau souterrain aussi tortueux que le nôtre, mais creusé moins soigneusement. Ceux qui avaient creusé ces galeries voulaient juste pouvoir filer. Ils n’avaient pas prévu de s’y cacher. Il s’était sans doute agi de collaborateurs jaicuris de l’administration d’Ombre-de-Tempête ayant agi sur son ordre. Sûrement, elle avait dû vouloir une issue de secours.

« Vous me surprenez, ai-je confié à oncle Doj. Je n’aurais pas cru que le peuple des marais se sente à son aise dans les souterrains. J’imagine que ça ne fourmille pas de tunnels dans le delta.

— Pas vraiment. » Il a souri.

Je supposais qu’ils avaient découvert cette voie sur un coup de chance, aiguillés peut-être par ce qu’ils subodoraient du caractère d’Ombre-de-Tempête.

Dans ces conditions, pénétrer dans la citadelle cessait d’être une gageure, même si cela requérait quelques reptations. Les sapeurs ne s’étaient pas souciés de la dignité de leur maîtresse. J’ai souffert un peu. Je n’étais pas encore revenu au mieux de ma forme.

Nous avons débouché dans un espace ouvert, au pied d’une échelle. Celle-ci s’élevait à l’infini, autant que je pouvais en juger à la clarté de notre faible bougie. J’avais l’impression que cette bougie était un luxe à mon intention, que d’habitude les Nyueng Bao effectuaient le trajet d’un bout à l’autre dans l’obscurité.

Je ne l’aurais pas supporté. Je déteste profondément les souterrains, même s’il me fallait vivre dedans. Souterrain, sortilège récurrent et obscurité : voilà un cocktail que je n’avais nulle envie de tester.

J’avais quand même l’air plus stable ces derniers temps, ai-je songé.

J’ai posé un pied et une main sur l’échelle. Oncle Doj m’a saisi le poignet, a secoué la tête. « Quoi, ce n’est pas par ici, la chambre du conseil ? » Mon murmure a résonné comme le staccato d’une course de souris.

« Ce n’est pas à cela que le porte-parole veut que tu assistes. » Doj n’exhalait pratiquement pas d’air en parlant. « Viens. »

Il n’y avait plus besoin de ramper, désormais. Seulement de s’insinuer de profil dans des passages presque trop étroits pour oncle Doj. Son ventre finirait par lui faire mal à force de racler la pierre.

J’ai découvert que la citadelle recelait bien davantage que ce que j’en avais vu au cours des quelques mois précédents. Ici, bien en profondeur, sous les esplanades de surface, se trouvaient d’innombrables magasins insoupçonnés, des cellules de prison, des armureries et des salles de repos, des citernes et des forges. « Ils ont en réserve de quoi tenir des années », ai-je chuchoté. Je parlais des Nars et de leurs protégés, claustrés dans la citadelle. Ombre-de-Tempête avait engrangé à foison en prévision de jours sombres.

Mogaba m’avait menti, juste pour savoir comment nous autres de la vieille équipe étions lotis.

Était-ce cela que le vieil homme voulait m’apprendre ?

Était-ce pour cela que les Nyueng Bao continuaient de se porter au mieux quand tout le monde devenait famélique ? Venaient-ils grappiller dans les réserves comme des souris, ponctionnant un peu ici et un peu là pour que leurs larcins passent inaperçus ?

Oncle Doj m’a fait signe. « Pressons. »

Bientôt, j’ai entendu une sorte de chant au loin. « Nous n’arriverons peut-être pas à temps, guerrier d’os. Dépêchons-nous. »

Je ne lui ai pas tapé dessus parce que le raffut aurait alerté les chanteurs.

Je savais qu’il s’agissait de Nars avant d’avoir rien vu. J’avais déjà entendu ce répertoire de mélopées et de rythmes, même si je ne connaissais pas ce chant précis. Cependant, chaque fois auparavant, j’avais trouvé de la joie dans leurs chants de travail et de cérémonie. Celui-ci était froid, lugubre.

Oncle Doj a abandonné la bougie et m’a tiré par le coude. Nous avons continué d’avancer en crabe et, soudain, nous avons débouché dans un couloir normal au lieu des étroits goulets serrés entre deux parois. Rien ne cachait l’entrée du passage secret. Ce n’était qu’un renfoncement ombreux assez discret.

Il y avait de la lumière dans le couloir, dispensée par des appliques largement espacées les unes des autres. On les avait dotées de chandelles avec parcimonie, malgré l’abondance des réserves.

Oncle Doj a posé un doigt sur ses lèvres. Nous nous trouvions à proximité d’individus dangereux susceptibles de nous découvrir d’un instant à l’autre. Il s’est mis à quatre pattes et m’a emmené dans une vaste salle où la plupart des Nars s’étaient réunis. Il n’y avait plus aucun éclairage, à part de leur côté. Doj s’est arrêté derrière un pilier. Je me suis embusqué derrière une longue table poussiéreuse, aussitôt après le seuil. J’aurais voulu avoir la peau aussi noire qu’eux. Mon front devait luire comme une demi-lune.

Cette vie vous rend dur. Trop tôt, on assiste à tant d’horreurs qu’on finit par ne même plus éprouver l’envie de courir en rond en hurlant quand il s’en présente une. Mais la plupart d’entre nous savent reconnaître l’ignominie.

Et ça, c’était ignoble.

Il y avait un autel. Mogaba et Ochiba participaient à une cérémonie. Au-dessus de l’autel se dressait une petite statue de pierre sombre, une danseuse à quatre bras. J’étais trop loin pour distinguer précisément ses détails, mais j’étais sûr qu’elle avait des crocs de vampire et six seins. Elle portait ce qui semblait être un collier de crânes d’enfants. Les Nars lui donnaient peut-être un autre nom, mais il s’agissait de Kina. Le culte qu’ils lui rendaient n’était pas celui décrit dans les registres jaicuris, pourtant.

Les Félons ne veulent pas verser le sang. C’est pourquoi on les appelle les Étrangleurs.

Les Nars non seulement versaient le sang au nom de leur déesse, mais ils le buvaient. Et, manifestement, ils avaient pratiqué ce rite un certain nombre de fois, maintenant. Des corps exsangues étaient pendus le long d’un mur. Le dernier sacrifié, un Jaicuri malchanceux, avait été accroché avec les autres juste avant mon arrivée.

Les Nars étaient pragmatiques dans leur religion. À la fin de leur sinistre cérémonie, ils ont commencé à dépecer l’un des corps.

Je me suis baissé et je suis sorti de là en rampant. Je me contrefichais de ce qu’oncle Doj en pensait.

J’avais assisté à beaucoup de choses avec la Compagnie, y compris à des tortures et à des sévices irrationnels, des actes dont la barbarie m’échappait, mais jamais je n’avais rencontré de cannibalisme socialement valorisé.

Je n’ai pas vomi ni tempêté. Ç’aurait été stupide. Je me suis seulement déconnecté de la situation suffisamment pour parler sans prendre le risque d’être entendu. « J’en ai vu assez. Fichons le camp. »

Oncle Doj a répondu d’un fin sourire et d’un sourcil haussé.

« Il faut que je transmette cela. Il faut que je le consigne. Nous ne survivrons peut-être pas à ce siège. Eux si. La vérité sur ce qu’ils sont doit être connue. » Il m’examinait attentivement. Se demandait-il si nous autres faisions aussi des méchouis de temps en temps ?

Probable.

Ce genre de pratique expliquait en grande part l’accueil ambigu que nous avions reçu en arrivant dans ces contrées.

Mogaba ne savait pas lire. S’il ne lui venait pas à l’esprit que la face obscure des Nars n’était plus un secret pour personne, je pourrais m’en ouvrir dans les annales, qui seraient récupérées par Madame ou par le Vieux.

« Ils sont tous ici, a dit l’oncle. On va s’en retourner par un chemin plus rapide. » Autrement dit, nous allions emprunter les couloirs normaux, comme si nous étions chez nous.

« C’est quoi, ce bruit ? » ai-je demandé.

L’oncle m’a imposé le silence d’un geste. Nous nous sommes hâtés de l’avant.

Nous avons découvert un groupe de soldats tagliens en train de murer l’une des portes par lesquelles nous aurions pu sortir. Pourquoi se donnaient-ils cette peine ? Cette porte ne pouvait pas être enfoncée de l’extérieur. Elle était encore protégée par les sortilèges d’Ombre-de-Tempête.

L’oncle m’a tiré en arrière et entraîné dans une autre direction. Manifestement, il connaissait la citadelle comme sa poche. Et je l’imaginais sans peine passant ses loisirs à arpenter le dédale. Il m’avait l’air d’un type à y trouver son compte.