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Gobelin et Qu’un-Œil ont choisi de rester près de moi. Les véritables Gobelin et Qu’un-Œil. Je vérifiais toutes les trois minutes pour m’en assurer. Ils portaient toute leur attention sur les collines et non sur la ville en plein tumulte ou sur une quelconque de leurs stratégies. D’étranges lumières s’y promenaient.
Une bande de types du Sud envoyée plus tôt est revenue au galop, à moitié décimée. Ils cavalaient comme s’ils avaient aux trousses des diables pires que leur patron. S’ils osaient toutefois talonner leurs montures de la sorte, c’était bien parce qu’Ombre-de-Tempête avait arasé la plaine avec un zèle obsessionnel et parce que les lumières de la ville éclairaient le terrain.
Des feux brûlaient. Peu nombreux pour l’heure, mais des incendies néanmoins.
Rutilant m’a glissé : « Ils décrochent là-dessous. »
Je me suis penché pour vérifier. Personne n’a essayé de me dégommer. Peut-être qu’ils me prenaient pour un fantôme de plus.
Sûr, les soldats de l’Ombre se repliaient, nous abandonnant cette magnifique collection de grappins sans cordes que nous allions pouvoir jucher sur notre pile d’objets « potentiellement utiles ».
« Je suppose qu’on va pouvoir rengainer nos épées et retourner à nos parties de tonk, maintenant », a fait Qu’un-Œil.
Passant sur le fait que d’autres quartiers de Dejagore étaient déjà envahis, j’ai maugréé : « C’est la deuxième fois que tu nous sors cette ineptie. Qui serait assez ballot pour jouer avec toi ? Il en reste des vivants, des couillons pareils ? » Qu’un-Œil triche aux cartes. Et il triche mal. Il se fait pincer à chaque fois. Personne ne veut jouer avec lui.
« Hé, Murgen, écoute. Je me suis rangé. Vrai. Jamais plus je ne galvauderai mon talent pour… »
Pourquoi l’écouter ? On connaissait son boniment par cœur. Notre premier conseil, dès qu’on a fait prêter serment à une nouvelle recrue, consiste à sommer le gars de ne pas jouer aux cartes avec Qu’un-Œil.
Une troupe de soldats de l’Ombre qui s’était retirée de mon secteur a mis le cap vers les collines. Tous portaient des torches. On aurait dit que le Maître d’Ombres en personne se trouvait peut-être à leur tête.
« Clétus ! Longinus ! Dites, les gars, vous en êtes où ? Un tir de barrage sur ce monde-là, ce serait possible ? » Les deux frères s’affairaient à réparer les machines dare-dare. Deux étaient prêtes, armées et chargées. Un peu léger pour un tir de barrage.
« Pour quoi faire ? a demandé Qu’un-Œil.
— Pourquoi pas ? On aura peut-être un coup de pot. Et qu’est-ce qu’on risque ? D’énerver davantage Tisse-Ombre ? Il a déjà juré de tous nous massacrer. »
Avec un claquement sourd, les balistes ont expédié leurs traits. Le Maître d’Ombres n’a pas été touché. Distraitement, il a répliqué par une lance d’énergie qui a dissous plusieurs mètres cubes de mur assez loin de mes gars.
Le fracas qui montait depuis l’autre côté de la ville gagnait en intensité. On aurait dit que les combats étaient plus proches que la muraille à l’opposé de nous.
« Ils sont entrés, a dit Rutilant.
— En nombre, a renchéri Baquet. Ça pourrait nous donner un beau boulot de nettoyage. » J’adore cette façon de positiver.
J’ai haussé les épaules. Mogaba aimait garder les nettoyages pour lui, ses Nars et leurs Tagliens.
Je n’y voyais rien à redire. Mogaba pouvait se manger tous les coups qu’il voulait.
Ce que j’aurais voulu, moi, c’était pioncer un peu. Cette interminable journée ne cessait pas de s’allonger. Ouais, bah ! Bien assez tôt, j’allais dormir éternellement.
Un peu plus tard, on m’a rapporté une rumeur : des petits groupes de soldats de l’Ombre ratissaient les rues en passant tout le monde au fil de l’épée.
« Chef ?
— Roupille. Qu’est-ce qu’il y a, p’tit gars ? » Roupille était un Shadar taglien que nous avions enrôlé dans la Compagnie juste avant que je décide de prendre cette plume. Quelle que soit l’heure, il paraissait lutter pour garder les paupières ouvertes. On lui aurait donné dans les quatorze ans, ce qui était peut-être son âge. Il vivait dans une paranoïa extrême, apparemment pour de bonnes raisons. Il était beau gosse. Et les jolis garçons sont des denrées recherchées par tous les hommes tagliens appartenant aux trois religions majeures. Les Étrangleurs se servent de leurs fils les plus séduisants pour attirer leurs victimes dans des traquenards mortels.
Autre pays, autres mœurs. On peut ne pas les apprécier, mais il faut faire avec. Roupille préférait nos coutumes aux leurs.
« Chef, a-t-il dit, les Nars ne font pas barrage aux ennemis qui viennent vers nous. D’ailleurs ils ne cherchent pas à repousser ceux qui ont passé la muraille, tant qu’ils ne se dirigent pas vers le quartier des baraquements de Mogaba.
— C’est délibéré ? a demandé Baquet.
— Tu parles d’une question, a grommelé quelqu’un.
— Qu’est-ce que tu en dis, toi ? a répondu sèchement Qu’un-Œil. Ça, c’est la goutte d’eau. Si ce connard arrogant, cette tête de nœud ramène sa gueule dans les parages, je…
— C’est bon, Qu’un-Œil. » C’était dur à avaler. Mais à l’évidence Mogaba était capable de canaliser l’ennemi vers nous pour régler la question de sa légitimité à la tête de la Compagnie. Son sens moral l’autoriserait à voir en cette tactique une solution brillante à plusieurs problèmes. « Au lieu de se prendre le chou, on pourrait peut-être réfléchir à une parade ? Mogaba, ses plans, ce serait bien de les lui carrer dans le cul, à sec. »
Pendant que les autres s’astreignaient à ce difficile exercice – réfléchir – j’ai interrogé Roupille pour plus de détails. Malheureusement, il n’a pas pu en fournir. Il a seulement donné, en gros, les différents itinéraires pris par l’ennemi pour s’enfoncer dans la ville.
On ne pouvait pas blâmer les gars d’en face. La plupart des soldats de tous les temps ont toujours poussé là où la résistance se révèle la plus faible.
Peut-être pouvait-on se servir de cette donnée pour les attirer dans une sorte de poche mortelle.
Mon idée m’a fait glousser. « Je parie que Toubib aurait vu le coup venir depuis des mois, méfiant comme il l’était vis-à-vis des soi-disant amis et alliés. »
Un corbeau non loin a croassé son approbation.
J’aurais dû considérer cette éventualité. Vraiment, j’aurais dû. Improbable n’est pas impossible. J’aurais dû prévoir quelque chose.
Qu’un-Œil est devenu aussi sérieux qu’il lui est possible de l’être. « Tu sais ce que ça veut dire ? Si le gosse a raison.
— La Compagnie est en guerre avec elle-même ? »
Le petit bonhomme a balayé l’idée d’un revers de main, comme s’il ne s’agissait que d’un constat trivial. « Suppose que Mogaba soit en train de leur ouvrir une voie d’or pour qu’ils le débarrassent de nous. Il leur restera encore à passer au travers des pèlerins. »
Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre où il voulait en venir. « Le trouduc. Il va les forcer à tuer les soldats de l’Ombre pour se défendre. Il va les forcer à affronter ses ennemis.
— Faut croire qu’il est plus retors qu’on le soupçonnait, a grommelé Baquet. C’est sûr qu’il a beaucoup changé depuis Gea-Xle.
— C’est pas juste », ai-je murmuré, même si nous allions récupérer des alliés dans ce combat, qu’ils le veuillent ou non. À part quelques escarmouches avec des envahisseurs égarés lors des dernières attaques, pour les Nyueng Bao, le pire avait été de se retrouver coincés en plein pèlerinage dans cette ville, au beau milieu d’une guerre qui ne les concernait pas. Depuis les toutes premières mêlées, ils avaient travaillé dur à préserver leur neutralité.
Tisse-Ombre avait des espions dans la ville. Il saurait que les Nyueng Bao n’avaient aucun intérêt à se ranger contre lui.
« Qu’est-ce qu’ils vont faire, à ton avis ? a demandé Gobelin. Les Nyueng Bao, je veux dire. » Sa voix avait un drôle de timbre. Quelle quantité de bière avait-il éclusée ?
« Comment veux-tu que je le sache ? Ça dépendra de leur façon de considérer les choses. S’ils pensent que Mogaba a cherché à les manipuler, ça deviendra malsain d’appartenir à la Compagnie. Mogaba pourrait juger que c’est l’occasion de nous coincer entre le marteau et l’enclume. Je ferais bien d’aller voir leur porte-parole pour le mettre au courant de ce qui se passe. Baquet, rassemble une patrouille de vingt-cinq hommes et pars à la recherche des soldats de l’Ombre. Vérifie ce qu’a dit Roupille. Rutilant, tu veilles sur le reste ici. Envoie Roupille me chercher s’il y a trop de grabuge. »
Personne n’a rechigné. Quand ça chauffe vraiment, les gars font moins d’histoires.
J’ai dévalé l’escalier vers la rue.