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Ky Dom a prêté une oreille attentive, comme un adulte écoutant un enfant intelligent lui exposer une idée ingénieuse mais inapplicable. « Tu as conscience que ça pourrait déclencher le combat ? m’a-t-il demandé.

— Oui. Mais on ne peut plus l’éviter. Doj dit que Mogaba avait déjà pris ce parti au moment de notre réunion. Gobelin et Qu’un-Œil sont d’accord. » Hagop et Otto aussi. Aucun de nous n’était partisan d’un effort pour préserver le statu quo. « Nous sommes plus nombreux que les Nars. » Mais ils avaient davantage d’alliés tagliens que nous, et il était difficile d’évaluer leur réaction.

Le vieil homme s’est tourné vers Hong Tray. Son expression interrogative a creusé les rides aux coins de ses yeux.

Ky Sahra s’est agenouillée près de moi pour m’offrir le thé. C’était un pas qu’elle n’avait jamais franchi jusqu’alors. Elle a croisé mon regard étonné. Je ne crois pas avoir laissé échapper de filet de salive.

Hong Tray observait sans réaction. Tout cela la laissait beaucoup plus calme que moi. Elle a fixé son mari, hoché la tête. « Il y aura bientôt des combats. Bientôt. Les Jaicuris vont se révolter. »

Ce n’était pas ce que j’aurais voulu entendre. « Vont-ils s’en prendre à vos gens ou aux miens ? » Je n’aurais pas dû intervenir. Je me suis excusé immédiatement.

Ky Sahra m’a redonné du thé, avant même d’avoir servi ses grands-parents.

Ky Gota a réagi comme une harpie dont on aurait soudain libéré la langue acerbe. Elle s’est mise à déverser sur sa fille un flot brutal et saccadé de paroles.

Le vieil homme a relevé la tête et lancé un mot cassant. Hong Tray a renchéri de toute une phrase sur un ton sec, mais néanmoins murmuré. Il semblait qu’elle ne pouvait pas s’exprimer autrement.

Ky Gota s’est retirée. Il existait des limites bien définies et une hiérarchie stricte au sein de la famille Ky.

J’ai regardé la belle femme. Elle a braqué ses yeux dans les miens de nouveau, puis s’est reculée et levée. En rosissant.

Que se passait-il ? Ils n’essayaient pas de me manipuler, tout de même ?

Ça ne prendrait pas. Aucune femme, pas même celle-là, ne me mènerait par le bout du nez. Et Ky Dom m’avait assez observé pour l’avoir deviné.

Tant qu’à me manipuler, il aurait carrément pu me raconter n’importe quoi pour expliquer pourquoi tout le monde chiait dans son froc quand il était fait mention de la Compagnie.

La vieille femme et lui échangeaient des chuchotis à toute allure. Soudain, il m’a déclaré : « Nous nous allierons à vous pour cette entreprise, porte-étendard. Provisoirement. Hong pense que l’affrontement entre les Jaicuris et les soldats des Noirs est imminent. Il sera violent mais pourrait nous épargner, nous autres. Cela fournirait une diversion suffisante. Mais j’insiste pour que Doj se retire de l’opération tout de suite s’il s’avérait que cela pouvait attirer des foudres sur notre peuple.

— Excellent. Ça coule de source. Entendu. Quoique nous aurions tenté le coup sans vous. »

Ky Dom s’est autorisé un mince sourire, soit inspiré par mon enthousiasme, soit par la perspective d’empoisonner un peu plus l’existence de Mogaba.