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C’était encore cette même nuit riche d’imprévus. J’avais encore mal, j’étais toujours déboussolé et fatigué, mais voilà : j’étais là en train de m’enrouler une corde autour du torse pour descendre en rappel le long de la muraille extérieure. « Tu es sûr que le Nar ne peut pas nous voir depuis une tour de la porte ?

— Bon sang, gamin, tu vas y aller, oui ? Tu fais plus de raffut qu’une belle-mère. »

Il parlait en connaissance de cause. Il en avait eu plusieurs.

J’ai entamé la descente. Pourquoi avait-il fallu que je laisse Gobelin et Qu’un-Œil m’embarquer là-dedans ?

Deux soldats tagliens attendaient en contrebas sur le radeau rudimentaire. Ils m’ont aidé à prendre pied. « Quelle profondeur ? ai-je demandé.

— Dans les deux mètres vingt, a répondu le plus grand des deux. On peut naviguer à la perche. »

La corde a ondulé. Je l’ai immobilisée. Bientôt Sindhu l’externe s’est laissé choir sur le radeau. J’ai été le seul à lui apporter mon aide. Les Tagliens faisaient comme s’il n’existait pas. J’ai tiré trois fois sur la corde pour avertir les autres en haut que nous partions. « Vas-y, pousse ! »

Les Tagliens étaient des volontaires choisis notamment parce qu’ils étaient frais et dispos. Ils étaient tout à la fois contents de quitter la ville et tristes à l’idée de devoir y retourner.

Ils considéraient cette traversée comme un test. Il fallait réussir à aborder, à nous faufiler entre les soldats du Sud et à revenir le lendemain soir ou le surlendemain. Alors des flottilles se risqueraient bientôt sur l’eau.

Encore fallait-il revenir. Ne pas se faire intercepter par les hommes de Tisse. Trouver Madame, ce qui était la partie de notre mission ignorée des soldats…

Qu’un-Œil et Gobelin m’avaient forcé la main pour partir à la recherche de Madame. T’occupe pas de ces blessures, gamin. C’est de la gnognote. Sindhu était du voyage parce que Ky Dom pensait qu’il valait mieux le sortir de Dejagore. Sindhu, on ne lui avait pas demandé son avis sur la question. Les Tagliens devaient me protéger et nous fournir des épaules pour le transport. Oncle Doj avait voulu venir, mais il n’avait pas réussi à convaincre le porte-parole.

La traversée s’est déroulée sans anicroche. Quand nous avons posé le pied sur le rivage, j’ai tiré une petite boîte verte de ma poche et j’ai libéré le papillon de nuit qu’elle contenait. La bestiole retournerait voir Gobelin et son arrivée lui indiquerait que nous étions sur la rive.

J’avais d’autres boîtes similaires, chacune d’une couleur différente et contenant un papillon à libérer en une circonstance particulière.

Alors que nous remontions en hâte le fond d’une ravine, Sindhu s’est proposé pour prendre la tête de l’équipe. « J’ai de l’expérience pour ce genre de situation », m’a-t-il confié. Et j’en ai été convaincu en quelques minutes. Il se déplaçait lentement, précautionneusement, sans faire un bruit.

Je ne m’en sortais pas trop mal, mais moins bien. Les deux Tagliens auraient carrément pu porter des grelots.

Nous n’étions pas rendus bien loin quand Sindhu a sifflé l’alerte. Nous nous sommes pétrifiés pendant que des soldats de l’Ombre traversaient en bavardant le chemin que nous suivions, à vingt mètres au-dessus. Aux bribes de conversation que j’ai captées, j’ai compris qu’ils préféraient une bonne couverture chaude à une patrouille de nuit dans les collines. Surprise. On s’imagine toujours que c’est différent dans les armées des autres.

Nous avons rencontré une autre patrouille une heure plus tard. Celle-là aussi est passée sans détecter notre présence.

Nous avions franchi la crête quand l’aube s’est mise à poindre à l’est, améliorant la visibilité au point de rendre dangereuse toute poursuite du périple. « Il nous faut trouver un refuge », m’a dit Sindhu.

Procédure classique en territoire ennemi. Ça n’a pas posé de problème. Les ravins des parages étaient tout embroussaillés. N’importe qui pouvait s’y dissimuler sans effort, à condition d’éviter de porter une chemise de nuit orange.

Nous avons disparu. Je ronflais quelques secondes après m’être allongé par terre. Et je n’ai dérivé nulle part, ni dans l’espace, ni dans le temps.

 

Une odeur de fumée m’a réveillé. Je me suis assis. Sindhu s’est levé au même instant. J’ai remarqué un corbeau qui me regardait de si près qu’il a fallu que je louche pour ne pas le voir flou. Le Taglien censé monter la garde pionçait. Frais et dispos, tu parles. Je n’ai rien dit. Sindhu non plus.

Quelques instants plus tard, mes craintes se confirmaient.

Une voix du Sud a lancé un appel. Une autre a répondu. Des corbeaux ont ricané.

« Ils savent où on est ? » a chuchoté Sindhu. On aurait dit qu’il avait du mal à le croire.

J’ai réclamé le silence d’un geste. J’ai écouté, relevé quelques mots. « Ils savent qu’il y a quelqu’un ici. Ils ignorent qui. Ils râlent parce qu’ils ne peuvent pas se contenter de nous éliminer. Le Maître d’Ombres exige des prisonniers.

— Et s’ils cherchaient à nous bluffer ?

— Ils ne savent pas que l’un de nous comprend plus ou moins leur dialecte. » Le corbeau albinos devant moi a croassé et pris son envol au-dessus des buissons. Une vingtaine d’autres l’ont rejoint.

« Si on ne peut pas leur échapper, alors il faut se rendre. Ne pas combattre. » Sindhu se muait en un pauvre drille à bout.

D’accord. Je me ferais passer pour un pauvre drille à bout moi-même. Les soldats tagliens aussi.

Nous ne voulions échapper à rien ni personne. Les corbeaux trouvaient nos efforts amusants.