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Quand on baisse le regard depuis la citadelle, on est forcé de se demander comment les Jaicuris peuvent s’en tirer, entassés comme ils le sont à l’intérieur des murailles de Dejagore. La vérité, c’est qu’ils ne s’en tirent pas, et ce depuis un moment.
Fut un temps où les collines environnant la plaine étaient couvertes de fermes, de vergers et de vignes. Après l’invasion de l’Ombre, les cultures ont graduellement disparu au fur et à mesure que les familles de paysans abandonnaient leurs terres. Alors ont surgi les adversaires de l’Ombre, les hommes de la Compagnie noire, affamés par leur longue marche forcée vers le sud suivant leur victoire au gué de Ghoja. Puis sont arrivées les armées de l’Ombre qui nous ont défaits.
Maintenant, les collines ne portent plus que des vestiges de ce qu’elles furent. Elles ont été ratiboisées plus proprement que des ossements dépiautés par les vautours.
Les paysans les plus avisés ont fui le plus tôt. Leurs enfants repeupleront le pays.
Plus tard, les moins malins ont couru chercher refuge ici, derrière le rempart illusoire des murs de Dejagore. Quand Mogaba pique une crise, il boute une centaine d’entre eux à la porte. Ce ne sont que des bouches qui réclament nourriture à grands cris. Or il faut garder les vivres pour ceux qui montent au créneau.
Les autochtones récalcitrants, et ceux qui montrent une propension à tomber malades ou à écoper de blessures graves sont poussés dehors derrière les paysans.
Tisse-Ombre n’enrôle que ceux qui acceptent de se coltiner ses travaux de sape et de creuser ses fosses communes. Autrement dit, dans un cas de travailler sous le tir des camarades d’hier et dans l’autre de creuser des tombes où on les descendra sitôt qu’on ne les jugera plus utiles.
Un choix lamentable.
Mogaba n’arrive pas à comprendre pourquoi son génie militaire ne rallie pas tous les suffrages.
Il fiche la paix aux Nyueng Bao. Pour l’instant. Ils n’ont pas participé beaucoup à la défense de Dejagore, mais ils ne consomment pas ses ressources non plus. Leurs bébés engraissent tandis que nous autres nous serrons la ceinture.
On ne voit plus guère de chiens ni de chats. Les chevaux survivent parce qu’ils sont sous protection militaire, et encore, il n’en reste qu’une poignée. On les mangera de bon cœur quand les provisions de fourrage seront épuisées.
Le petit gibier comme les rats ou les pigeons se fait rare. De temps à autre, on entend les croassements indignés d’un corbeau pris par surprise.
Les Nyueng Bao sont des survivants.
On dirait que toute leur ethnie est dotée du même visage impassible.
Mogaba ne s’occupe pas d’eux pour la bonne raison que, quand on en titille un, c’est tout le groupe qui prend la mouche. En outre, ils pratiquent le combat avec une forme de ferveur, comme une activité sacrée.
Ils restent à l’écart quand ils le peuvent, mais ce ne sont pas des pacifistes. À deux reprises, les soldats de l’Ombre ont regretté d’avoir dirigé leur assaut sur le quartier qu’ils occupent.
Les Nyueng Bao ont perpétré un incroyable carnage à chaque fois.
Des rumeurs chez les Jaicuris avancent qu’ils dévorent leurs ennemis.
Il est vrai, des ossements humains révélant dépeçage et cuisson ont été trouvés. Les Jaicuris sont pour la plupart de religion gunnie. Or les Gunnis sont végétariens.
Je ne crois pas que les Nyueng Bao soient coupables de ce qui se raconte, mais Ky Dom refuse de réfuter même les pires allégations contre son peuple.
Peut-être qu’il laisse courir tous les bobards qui font paraître les Nyueng Bao plus féroces. Peut-être même qu’il entretient ce genre de rumeurs pour susciter la crainte.
Pour survivre, on se sert de ce qu’on peut.
J’aimerais qu’ils parlent. Je suis sûr qu’ils raconteraient des histoires à faire crisper les orteils et dresser les cheveux.
Ah ! Dejagore, ces jours heureux où nous flemmardions en enfer, sourire aux lèvres.
Combien de temps encore ces délices se poursuivront-ils dans cette ville ?