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Pour pister Gobelin, je suis remonté à la dernière fois où je m’étais moi-même trouvé en présence du nabot, puis je l’ai suivi dans le sens du temps.
Peu après m’avoir soigné suite à l’un de mes plongeons dans le passé, Gobelin est sorti de sa piaule, un modeste sac sur l’épaule, s’est rendu au port, a embarqué sur une barge manœuvrée par des Tagliens de confiance devenus des soldats professionnels, laquelle est partie sur le fleuve au fil du courant. En cet instant – approximativement aujourd’hui – il se trouvait au beau milieu du delta et transférait, avec l’aide de la plupart des Tagliens, la cargaison de la barge dans un vaisseau de haute mer paré de drapeaux et de pennons qui m’étaient totalement inconnus. Au loin sur le rivage humide, des ribambelles d’enfants nyueng bao et une poignée d’adultes nonchalants regardaient le trafic auquel se livraient ces étrangers comme s’il s’agissait de la meilleure distraction depuis des années. Malgré ma familiarité avec la tribu, ils me paraissaient foncièrement étrangers dans leur environnement naturel, bien davantage qu’à Dejagore où nous étions tous entassés les uns sur les autres.
Sans raison bien arrêtée, je n’avais jamais visité le monde de Sahra. Je l’avais juste accueillie dans le mien en savourant le miracle.
La question qui me turlupinait, c’était de savoir où traînait Gobelin plus que ce à quoi il s’employait. Je le savais désormais. Alors pourquoi ne pas aller voir à quoi ressemblait la vie pour les Nyueng Bao ? Oncle Doj m’avait répété tant et tant que le delta était un paradis.
Possible, mais à condition d’appartenir au clan des moustiques. Je le jure, si je ne me suis pas fait dévorer tout cru, c’est uniquement parce que je n’étais qu’un regard désincarné. Gobelin était assez malin pour se protéger, lui et son équipe, grâce à de puissants sortilèges renforcés par de mauvaises odeurs. Mais les Nyueng Bao devaient composer avec des suceurs de sang assez gros pour soulever des nourrissons. Je me suis alors souvenu que j’avais vu tous les insectes du monde en traversant la jungle natale de Qu’un-Œil, lors de notre descente vers le sud, et que, vraisemblablement, le peuple de Sarie était capable d’y faire face admirablement sans la présence du mari de Sarie.
J’ai survolé la région, curieux de me faire une idée de ce qu’était sa vie avant notre rencontre. Des hameaux, des rizières, des buffles, des barques de pêcheurs, rien n’avait changé depuis la veille, un an, un siècle, et rien ne changerait à l’avenir. Tous les gens que je croisais ressemblaient à quelqu’un que j’avais rencontré à Dejagore ou parmi les Nyueng Bao qui servaient désormais la Compagnie.
Quoi ?
Je filais comme une hirondelle en vol plané. J’ai aperçu fugitivement un visage qui regardait en l’air, dans un hameau à plusieurs kilomètres de la rivière où Gobelin et son équipe suaient sang et eau. Mon cœur a bondi dans ma poitrine. Pour la première fois lors d’une sortie avec Fumée, j’éprouvais une émotion vraiment forte. Si j’avais été dans mon corps, j’aurais versé des larmes de crocodile.
Des crocodiles mangeurs d’hommes, ça aussi, il y en a dans le delta.
J’ai viré à cent quatre-vingts degrés et me suis mis en quête de ce visage si semblable à celui de Sahra que j’aurais juré qu’il s’agissait de celui de sa sœur jumelle. Par là-bas, dans ce secteur, près de ce vieux temple.
Non. Inutile. Tu te berces d’illusions, Murgen, tu te berces d’illusions. Ce n’était sans doute qu’une autre jeune femme nyueng bao à peine adulte, auréolée de cette incroyable beauté qui les caractérise entre l’adolescence et le début de la pente abrupte qui mène au désespoir.
J’ai insisté un peu encore, tant j’aurais voulu retrouver ne serait-ce que la copie de Sahra. Naturellement, je n’ai rien trouvé. La douleur est devenue si vive que j’ai carrément quitté la région pour chercher d’autres temps et lieux où les dieux me seraient plus cléments.