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J’ai rompu le contact avec Fumée. « C’est le moment, Qu’un-Œil. Elle est partie. »

Le petit sorcier a envoyé une chouette miniature et apprivoisée dans le couloir enténébré. Imperméable aux sortilèges de confusion, le petit oiseau s’est dirigé vers ce quartier de la ville où il s’imaginait avoir son nid. Il ne cherchait personne en particulier. Telle n’était pas sa mission. Mais beaucoup d’hommes le guettaient.

Lorsqu’il a voleté à leur proximité, deux douzaines de vétérans de la Compagnie noire et leurs gardes du corps nyueng bao se sont précipités dans un bâtiment qui aurait mérité d’être rasé une génération avant que les Maîtres d’Ombres n’arrivent dans ces confins du monde.

J’avais localisé le repaire de Volesprit dans cette bâtisse pour l’avoir pistée après son raid sur la bibliothèque de Fumée. Elle s’y sentait tellement à l’abri qu’elle méprisait presque toute forme de précaution. Elle vivait là sans avoir été dérangée depuis des années.

Elle allait déchanter quand elle se rendrait compte qu’elle maîtrisait moins la situation qu’elle l’imaginait.

Je regardais, aux anges, les soldats de la Compagnie noire investir le bâtiment méthodiquement : ils faisaient montre d’un tel professionnalisme qu’aucun capitaine n’aurait décemment pu trouver matière à critique.

Les hommes avaient maintenant pris le coup pour accomplir leur boulot sans se laisser importuner par les Nyueng Bao, lesquels pouvaient se montrer pires qu’un troupeau de chats quand ils commençaient à se fourrer dans vos pattes. Il fallait les utiliser comme s’ils étaient votre ombre.

Nulle personne étrangère à mon groupe n’a remarqué mes gars. Ils se sont introduits dans le bâtiment, s’y sont déployés, l’ont ratissé, ont trouvé ce que je voulais, embarqué le tout, et ils sont revenus bien avant que Volesprit se rende compte qu’elle avait été bernée.

 

Otto et Hagop ont dirigé le raid. Les placer à la tête de l’opération était ma manière de les réintégrer dans la famille. En bons soldats, ils ont suivi mes suggestions : non seulement ils ont fait place nette dans le repaire de Volesprit, mais ils sont allés jusqu’à voler son corbeau blanc favori. Ils ont arraché deux plumes au volatile et les ont laissées à la place des livres, liées ensemble avec un cheveu pris sur la tête d’une Volesprit beaucoup plus jeune, voilà bien longtemps. Ce cheveu, c’est eux qui l’avaient ramené dans le Sud, entre autres bagages.

De quoi la désorienter complètement.

Peut-être aurais-je dû associer Toubib et Madame à mon plan. D’une certaine façon, je signais une déclaration en leur nom. Mais c’était devenu personnel. J’avais aussi une déclaration à faire au nom de Murgen. Et le temps manquait pour les consultations et les palabres.

 

Fumée et moi avons survolé les gars pendant qu’ils ramenaient leur butin vers le palais. Je comptais donner les livres à Toubib dès leur arrivée. Il en disposerait à sa guise. Autrement dit, le paquet rebondirait probablement une fois pour atterrir sur mon bureau, d’où je le cacherais aux regards sournois de tous bords  – sans doute pas mieux que j’avais caché l’armure d’Endeuilleur.

Je me suis demandé si je risquais d’apprendre à mes dépens ce que pouvait signifier l’orgueil. Volesprit saurait qui lui avait joué ce tour. Cadette d’un an de Madame, elle possédait une réserve sans âge de ruses et de fourberies face a laquelle je ne faisais pas le poids.

Mais qu’avais-je à perdre ? La seule chose qui avait vraiment compté pour moi n’était plus. Je pouvais me payer le luxe de jouer avec le désastre et de sourire en fin de partie. Volesprit ne trouverait rien qui me ferait souffrir davantage que la perte de Sahra.

Vraiment ?

Ce que tu peux te raconter comme foutaises, parfois.