40

« Ça va, Murgen ? »

J’ai secoué la tête. Je me sentais comme un gosse qui aurait fait la toupie pendant cinq minutes pour se donner intentionnellement le vertige et gagner un pari idiot.

Je me trouvais dans une ruelle. Gobelin le nabot, à côté de moi, avait l’air très inquiet. « Ça va », ai-je répondu.

Alors je suis tombé à genoux, j’ai tendu les bras pour m’accrocher à un mur de la ruelle et ne plus me sentir chavirer. « Ça va, ai-je insisté.

— Naturellement que ça va. Chandelles, garde-moi cette épave à l’œil. S’il veut jouer les matamores, fais la sourde oreille. Il a le cœur trop tendre. »

Je me suis contrôlé pour ne pas prendre la mouche. Peut-être étais-je effectivement trop doux, trop bête. Sûr que le monde ne fait pas de cadeaux à ceux qui s’efforcent d’être doux et réfléchis.

Le vertige s’est estompé et j’ai bientôt pu cesser de me cramponner.

Une bagarre a éclaté derrière nous. Une voix nasillarde a vitupéré dans une langue fluide. Une autre a grondé : « C’est qu’il se démène, ce salaud !

— Ho ho ho ! ai-je crié. Laissez-le ! Qu’il approche. »

Chandelles ne m’a pas tapé sur la tête ni contredit. Le petit Nyueng Bao râblé qui m’avait introduit dans la cachette de Ky Dom s’est avancé vers moi. Il se frottait la joue droite. Il paraissait ébahi qu’on ait osé lever la main sur lui. Encore tout offusqué, il a pris la parole en nyueng bao. « Désolé, vieux, l’ai-je interrompu. Moi pas comprendre. Faudra que ce soit en taglien ou en groghor, avec moi. » En groghor, langue que ma grand-mère maternelle connaissait vu que mon grand-père l’avait capturée chez ce peuple, j’ai demandé : « Qu’est-ce qui se passe ? » Je connaissais à tout casser vingt mots de groghor, mais c’était vingt de plus que quiconque dans un rayon de dix mille kilomètres.

« Le porte-parole m’envoie pour que je vous conduise là où l’envahisseur est le plus vulnérable. On l’a bien observé, on sait.

— Merci. On apprécie. On vous suit. » Changeant de langue, j’ai fait remarquer : « Merveilleux comme ces types connaissent soudain la langue quand ils veulent quelque chose. »

Chandelles a grommelé.

Gobelin, qui était parti fureter en reconnaissance, est revenu pour me conseiller d’attaquer dans les parages préconisés par le Nyueng Bao. Le courtaud a paru un peu surpris qu’on soit capables de trouver notre cul avec nos mains, voire même vaguement mécontent.

« T’as un nom, petit râblé ? ai-je demandé. Parce que, si t’en as pas, je peux te garantir que ces gars vont t’en coller un qui aura peu de chances de te plaire.

— Écoute-le, écoute-le, a confirmé Gobelin en gloussant.

— Je suis Doj. Tous les Nyueng Bao m’appellent oncle Doj.

— D’accord, l’oncle. Tu montes au créneau avec nous ? Ou es-tu seulement venu pour nous indiquer le chemin. » Déjà Gobelin distribuait des instructions aux gars qui se rassemblaient discrètement derrière nous. Aucun doute qu’il avait disséminé chez l’ennemi quelques petits sortilèges soporifiques ou perturbateurs pendant sa reconnaissance.

Une légère mise au point était nécessaire. Nous allions attaquer leur maillon faible, tuer tout ce qui bougeait, séparer leurs forces en deux, massacrer tous ceux qui ne luiraient pas, et puis nous allions nous replier avant que Mogaba se sente trop en confiance.

« Je vous accompagnerai, même si c’est une interprétation un peu extrême des consignes du porte-parole. Vous autres guerriers d’os nous surprenez continuellement. Je suis curieux de vous voir au travail. »

Je n’avais jamais envisagé l’activité consistant à tuer les gens en termes de travail, mais je n’avais pas envie de relever. « Vous parlez très bien le taglien, l’oncle. »

Il a souri. « J’ai pourtant l’esprit comme une passoire, soldat de pierre. Peut-être bien que j’aurai tout oublié ce soir. » À moins que le porte-parole ne lui stimule la mémoire, je suppose.

Finalement, oncle Doj ne s’est pas contenté de nous regarder frapper de taille et d’estoc. Il s’est transformé en homme-cyclone tourbillonnant, armé d’une épée-éclair. Il était aussi vif que la foudre et gracieux qu’un danseur. À chacun de ses mouvements, un ennemi tombait.

« Nom d’un chien, ai-je glissé à Gobelin un peu plus tard, fais-moi penser à éviter toute querelle avec ce type.

— Je te ferai penser à prendre une arbalète et à lui tirer dans le dos à trente pas, voilà ce que je ferai. En ayant pris soin de lui coller au préalable un sortilège qui rend sourd et abruti, histoire d’équilibrer un peu le duel.

— Tu ne t’étonneras pas si c’est moi qui viens te distraire le jour où Qu’un-Œil se faufilera derrière toi pour t’offrir un suppositoire en cactus.

— En parlant du nabot, dis-moi… tu ne trouves pas qu’il se fait remarquer par ses absences, dernièrement ? »

J’ai dépêché des messages aux différentes unités disant que nous avions accompli notre part pour soulager les troupes de Mogaba, que nous devions tous nous replier vers notre quartier de la ville, nous soigner, piquer un somme, tout ça. « Oncle Doj, ai-je dit à l’aîné nyueng bao, s’il vous plaît, faites savoir au porte-parole que la Compagnie noire se sent redevable. Dites-lui qu’il pourra compter sur notre amitié n’importe quand. Nous ferons notre possible pour vous obliger. »

Le petit homme trapu s’est incliné si bas que le geste devait signifier quelque chose. J’ai répondu en m’inclinant presque aussi bas. La bonne réaction, visiblement, car il a esquissé un sourire puis une petite révérence avant de tourner les talons.

« Il cavale comme un canard, a fait observer Chandelles.

— Je suis content que ce canard-là ait été dans notre camp, pourtant.

— Ça, tu peux le dire et le redire.

— Je suis content que ce canard… aagh ! » Chandelles m’avait pris à la gorge.

« Que quelqu’un m’aide à le faire taire. »

C’était juste le début d’une grande nuit de défoulement. Je n’ai pas eu l’occasion de participer moi-même, mais on m’a raconté que ç’a été une nuit d’anthologie pour les prostituées jaicuries.