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Le vertige m’a pris dans la même venelle que précédemment  – hier seulement ? J’en ai gardé le souvenir de l’obscurité se refermant sur moi. Des ténèbres plus sournoises, douces et enveloppantes que les foudres qui m’avaient frappé naguère.

Mes pensées se brouillaient, mais je me souvenais de plusieurs petits incidents qui s’étaient produits depuis la grande absence, de brefs moments où je m’étais senti déconnecté, mais où j’étais revenu à moi à la première parole prononcée à voix haute.

Cette fois, c’était plus fort. Les mains de Thai Dei se sont refermées sur mon biceps. Il a parlé, mais ses mots composaient une suite de sons dépourvue de sens. La clarté diminuait. J’avais les jambes en coton. Et puis je n’ai plus rien ressenti du tout.

 

Il y avait cette salle plus éclatante que le jour, quoique ce fût en pleine journée. De grands miroirs concentraient la lumière solaire et en éclaboussaient une haute silhouette décharnée vêtue de noir. L’homme maigre se tenait sur une plate-forme battue par le vent qui surplombait un pays gagné par la pénombre.

Un cri a déchiré l’air. Un rectangle sombre planait vers la tour depuis très haut et très loin.

L’homme grêle a ajusté un masque stylisé sur son visage. Sa respiration s’est accélérée, comme s’il avait besoin de s’oxygéner pour affronter ses visiteurs.

Un nouveau cri strident a retenti.

L’homme maigre a murmuré : « Un jour… ! »

Le tapis volant miteux s’est posé un peu plus loin. L’homme masqué est demeuré immobile, scrutant le moindre soupçon d’ombre autour du tapis. Le vent agitait sa robe.

Le tapis volant transportait trois êtres. L’un était une petite chose enveloppée de guenilles sombres, puantes et imprégnées de moisissures. Il portait un masque, lui aussi, et tremblait en permanence. De temps à autre, un cri lui échappait. C’était le Hurleur, l’un des plus vieux et démoniaques sorciers du monde. Le tapis était sa création. L’homme décharné le haïssait.

D’ailleurs il haïssait tout le monde. Il éprouvait peu d’amour à son propre égard. Il maîtrisait ses haines pendant de brèves périodes seulement, à force d’implacables exercices de volonté. Il possédait une volonté d’airain  – tant qu’il n’était pas menacé physiquement.

La boule de guenilles a gargouillé  – elle étouffait un cri.

Le plus proche compagnon du Hurleur était un petit homme sec et crasseux vêtu d’un pagne élimé et d’un turban miteux. Il avait peur. Son nom était Narayan Singh, saint vivant du culte Félon. Il ne devait d’avoir la vie sauve qu’à l’intercession du Hurleur.

Ombrelongue l’estimait à peu près autant qu’une bouse de buffle. Néanmoins, l’homme pouvait servir. Les réseaux de sa secte étaient étendus et redoutables.

L’opinion de Singh sur son nouvel allié n’allait pas se percher sur des sommets non plus.

Derrière Singh se trouvait une enfant, une mignonne créature, bien que plus sale encore que le jamadar. Elle avait de grands yeux bruns. Des yeux comme les portes de l’enfer. Des yeux qui connaissaient tous les maux d’antan, semblaient s’en délecter et devoir s’en délecter davantage encore à l’avenir. Ces yeux inquiétaient même Ombrelongue. C’étaient comme des puits de ténèbres qui attiraient, toupillaient, hypnotisaient…

 

Une soudaine et vive douleur dans le genou gauche m’a envoyé des vrilles de souffrance dans la chair. J’ai grogné, secoué la tête. La puanteur de l’allée s’insinuait dans ma conscience. J’étais comme aveugle. Mes yeux, on aurait dit, se désaccoutumaient de la luminosité d’un soleil éclatant. Des mains m’ont agrippé le bras gauche, m’ont soulevé, soutenu. J’ai retrouvé la vision et levé le regard.

Un visage décharné m’observait. Ça m’a glacé le sang. Cette vision, quelle que soit sa nature, s’est dissipée assez vite, me laissant son legs de peur. J’ai tenté de la retenir, mais la douleur de mon genou et le bavardage de Thai Dei sont venus à bout de ma concentration.

« Ça va, ai-je dit. Je me suis juste fait mal au genou. » J’ai essayé de me tenir debout. Quand j’ai voulu faire un pas, mon genou a menacé de flancher. « Je vais me débrouiller, bordel ! » J’ai repoussé ses mains.

La vision avait disparu et je ne gardais qu’un souvenir : il s’était produit quelque chose.

Mes autres absences s’étaient-elles déroulées à l’identique ? S’était-il agi de visions si fugitives que je n’en avais rien conservé en mémoire ? Étaient-elles connectées avec la réalité ? Vaguement, je me rappelais avoir vu beaucoup de visages familiers.

J’en discuterais avec Gobelin et Qu’un-Œil. Ils sauraient sans doute qu’en penser. Ils savaient repérer des variables floues pour interpréter les rêves.

Thai Dei s’est mis à baragouiner dès qu’on est entrés en présence du porte-parole. Ky Dom me considérait d’un air dubitatif, avec une intensité qui s’est accrue étrangement au fur et à mesure que Thai Dei lui parlait.

Le vieil homme m’avait paru seul quand nous étions arrivés, mais, tandis que Thai Dei s’exprimait et que Ky Dom devenait excessivement attentif, d’autres Nyueng Bao sont sortis de l’obscurité pour m’observer. Hong Tray et Ky Gota les premiers. La vieille femme a pris place près de son mari. « J’espère que ça ne vous dérangera pas, a dit Ky Dom, quelquefois, elle peut percer le voile du temps. »

Gota n’a rien dit. Je soupçonnais que c’était inhabituel.

La belle femme est apparue. Elle s’est absorbée dans le service du thé. Le thé est une chose importante chez les Nyueng Bao. Avait-elle un autre rôle dans la famille ?

Aujourd’hui le type dans l’ombre ne poussait plus ni râles ni gémissements. Était-il mort ?

« Pas encore, a dit le porte-parole, décryptant mon regard. Mais bientôt. »

À nouveau, il a pressenti ma question. « Nous respectons notre parole quant à nos obligations dans ce contrat de mariage, même si lui a bafoué la sienne. Nous nous présenterons devant les Juges du Temps avec un karma immaculé. »

Je comprenais ce qu’il voulait dire car j’avais étudié les écrits jaicuris. « Vous êtes un peuple bon. »

Ma remarque a amusé Ky Dom. « Tout le monde ne partage pas cet avis. Nous nous efforçons d’être des gens honorables.

— Je comprends. » On s’efforce pareillement au sein de la Compagnie noire.

« Très bien.

— Je suis venu parce que Thai Dei m’a dit que vous vouliez me parler.

— C’est vrai. »

J’ai attendu. Mon regard déviait sans cesse sur la femme qui servait le thé.

« Porte-étendard. »

J’ai sursauté… « Non », ai-je fait sans me rendre compte que je parlais à voix haute. Non, ce n’était pas une de ces fugues obscures. J’avais juste été distrait momentanément. Comment me blâmer ? Avec une femme pareille, tout homme l’aurait été.

« Merci, porte-parole, ai-je dit. De ne pas avoir usé d’un de ces qualificatifs que vous avez tendance à employer. »

Je n’ai pas pu retenir un sourire qui affichait que je n’étais pas dupe : il voulait quelque chose au point de prendre des gants.

Il a opiné du chef en retour, confirmant cette analyse.

Bon sang, j’étais en train de devenir un vieux bonhomme moi-même. Peut-être qu’on allait pouvoir s’asseoir et échanger des sourires, des grommellements et des hochements de tête pour régler l’avenir de la planète entière.

« Merci », ai-je dit quand la belle femme m’a présenté mon thé.

Ça l’a surprise. Elle m’a regardé dans les yeux un instant. J’en suis resté tout chose. Elle avait les yeux verts. Elle n’a pas souri, ni répondu d’aucune autre façon.

« Magnifiques, ai-je commenté sans m’adresser à personne, ces yeux verts. »

Puis je me suis ressaisi et j’ai attendu : le porte-parole a siroté un peu son thé avant d’entamer les circonlocutions préalables au problème qu’il voulait aborder.

« Les yeux verts sont rares et très admirés chez les Nyueng Bao. » Il a avalé une gorgée rituelle. « Hong Tray peut écarter le voile occasionnellement, mais ses visions ne sont pas toujours très claires et ne se vérifient pas forcément. Il peut aussi s’agir de visions qui viennent avant l’heure. Elle ne reconnaît personne, il est donc difficile de les situer dans le temps.

— Hmm ? » La femme en question, assise et le regard baissé, faisait lentement tourner son bracelet de jade autour de son poignet. Elle avait les yeux verts aussi.

« Elle avait eu une vision de l’inondation. Nous n’avions pas cru qu’elle se réaliserait parce que nous ne concevions pas comment il était possible d’amener autant d’eau à Jaicur.

— Mais nous sommes au milieu d’un lac, maintenant. Les plus grandes douves du monde. Les soldats de l’Ombre vont nous ficher la paix. »

Il a fallu une minute au vieil homme pour comprendre que je blaguais. « Oh. » Il a gloussé. Hong Tray a relevé le regard et souri. Elle avait saisi l’humour avant lui. « Je vois, oui. Mais c’est le Maître d’Ombres qui en tirera bénéfice, pas nous. Pour toute tentative de sortie, il nous faudra des radeaux ou des bateaux trop facilement repérables et qui ne transporteront pas suffisamment d’hommes pour forcer le blocus de toute façon. »

Le vieux bonhomme était aussi un général.

« Tout juste. » Tisse-Ombre avait trouvé une ingénieuse solution à son problème de manque d’effectifs. Maintenant, il pouvait défier Madame avec l’assurance qu’on ne l’assaillirait pas dans le dos.

« La raison qui m’a poussé à vouloir discuter avec toi, c’est que, selon la vision de Hong Tray, l’eau va s’élever jusqu’à trois mètres des créneaux.

— Ça ferait plus de vingt mètres d’eau. » J’ai regardé la vieille femme, les yeux ronds. Elle m’examinait avec une attention qui n’avait manifestement rien à voir avec de la curiosité. « C’est carrément énorme.

— Il y a un autre problème.

— Lequel ?

— Nous avons essayé de faire le compte des bâtiments qui émergeront au-dessus du niveau de l’eau.

— Aïe. Je vois. »

Je voyais, effectivement. Dejagore, comme la plupart des villes fortifiées, avait eu tendance à se construire verticalement, mais peu de ses bâtiments dépassaient la hauteur des remparts. Or la plupart des constructions encore debout, même partiellement incendiées, abritaient du monde. Il y aurait une cruelle crise du logement dans la cité inondée.

Heureusement pour notre vieille équipe, nous occupions plusieurs immeubles assez hauts.

« Aïe, c’est le mot. Dans ce quartier, il y aura suffisamment de ces bâtiments pour abriter nos quelques pèlerins. Mais ailleurs, ce sera dur pour les Jaicuris quand les Noirs et leurs soldats prendront la mesure de la place qu’il leur faudra.

— Sans nul doute. » J’ai réfléchi un moment. Bon sang. Les citadins pourraient camper sur le chemin de ronde. Les avoir dans les pattes ne constituerait plus un problème d’un point de vue militaire.

Quand même, quoi qu’on fasse, la vie deviendrait un véritable enfer si l’eau montait dans ces proportions. « Ça crée un dilemme, pas vrai ?

— Un dilemme peut-être plus grave que vous ne le soupçonnez.

— Comment cela ?

— Si on n’entame pas immédiatement certains préparatifs, beaucoup de choses utiles pourraient être perdues. Mais si on annonce la nouvelle à Mogaba, alors il est à craindre que le fort dépouille les faibles et les abandonne à leurs souffrances. Il n’y a maintenant plus de raison de se retenir au motif d’une attaque potentielle.

— Je vois. » À vrai dire, j’avais envisagé cette ruée vers les étages et les sommets. Mais je n’avais pas pensé qu’en se retirant du jeu Tisse-Ombre laisserait Mogaba libre de régler nos dissensions à sa guise. « Vous avez quelque chose à proposer ?

— J’aimerais examiner la possibilité d’une alliance momentanée. Jusqu’à ce que Jaicur soit libérée.

— Hong Tray a-t-elle présagé cela aussi ?

— Non. »

J’ai été surpris du fardeau de désespoir qui m’a chu sur les épaules.

« Elle a entrevu quelques possibles échappatoires. »

Ça m’a soulagé. Un tout petit peu.

« C’est à contrecœur que je prends de telles résolutions, a confessé Ky Dom. L’idée n’est pas de moi. Elle est de Sahra. » Il désignait la belle serveuse de thé. « Elle vous fait confiance pour des raisons qu’elle garde secrètes mais, au-delà, ses arguments tombent sous le sens. »

Hong Tray affichait une expression amusée. Il y avait, dans le regard qu’elle posait sur moi, l’indice qu’elle voyait bien davantage que ce qu’elle voulait bien dire.

J’ai frissonné.

« Nous serons dans de sales draps, a poursuivi Ky Dom, si nous gardons l’attitude nyueng bao et persistons à ne vouloir compter que sur nous-mêmes. Et vous aussi si votre Mogaba décide qu’il peut se passer de vos bras. »

J’ai regardé la belle à nouveau, même si ce n’était guère poli. Elle a rougi. Mon trouble a été si intense, soudain, que j’en ai laissé échapper un halètement. J’avais l’impression de la connaître depuis plusieurs vies.

Qu’était-ce… ? Des trucs pareils ne pouvaient pas m’arriver. Plus maintenant. Je n’avais plus seize ans… Du reste, je n’avais jamais ressenti ça à seize ans non plus.

Quelque chose en moi me soufflait que je connaissais cette beauté aussi bien qu’un homme peut connaître une femme, alors qu’en vérité je venais d’entendre prononcer son nom pour la première fois.

Il y avait quelque chose d’autre, avec elle. C’était davantage qu’un magnifique rêve éveillé. J’avais connu une autre femme exactement comme elle, je ne sais quand…

L’obscurité est tombée.

Ç’a été brusque et total ; je n’ai pas eu le temps de me rendre compte si je m’élançais dans une course folle ou si j’étais terrassé.