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Toubib n’a pas dit grand-chose pendant le trajet : il s’est contenté de grogner à l’attention des passants qui osaient poser le regard sur le Shadar et son diable à la peau blanche de compagnon. Nous, du Nord, sommes si peu nombreux par ici que, même après plusieurs années, le commun de la population n’a jamais eu l’occasion d’apercevoir aucun d’entre nous. Et, comme de bien entendu, nous n’avons rien mis en œuvre pour effacer notre épouvantable réputation.
Des intellectuels de certains clergés ont prétendu que la compromission avec la Compagnie noire d’aujourd’hui était aussi néfaste pour Taglios que jadis avec son ancêtre.
Leur boniment n’était peut-être pas dénué de fondement.
Nous arrivions au palais. Toubib continuait de ronchonner dans sa barbe, essentiellement à cause du manque de résultats de l’expédition. Ç’avait été son espoir choyé et il avait eu du mal à juguler son impatience.
« Combien de temps ta belle-famille va-t-elle rester dans nos pattes ? »
Ça n’allait pas le réjouir. « Jusqu’à la saint-glinglin. Ils veulent leur morceau de Narayan Singh. » Le Vieux n’avait toujours pas confiance en l’oncle Doj.
« Ils sont au courant, pour Fumée ?
— ’videmment que non ! Bordel… !
— Qu’il en reste ainsi. Tu as retrouvé la bibliothèque ? »
Je lui avais dit que j’étais tombé dessus par hasard.
« Pas encore. » La vérité, c’est que je ne m’étais pas donné beaucoup de peine pour cela. J’avais eu autre chose en tête.
« Essaie un peu plus sérieusement. » Il n’était pas dupe. « Passe moins de temps avec Fumée. Et dis-toi qu’il serait peut-être utile qu’on jette un coup d’œil à ces vieilles annales avant de mettre le cap au sud.
— Et pourquoi n’as-tu jamais cherché cette bibliothèque toi-même ? Tu as eu des années pour ça.
— J’ai entendu dire qu’elle avait été détruite la nuit où Fumée s’est fait dérouiller. Maintenant, tout porte à croire que son agression a eu lieu dans une autre pièce. La Radisha ne me mènerait pas en bateau sur une question pareille, si ? Nan. »
Nous nous sommes arrêtés : on passait en revue un régiment de cavalerie vehdna devant le palais. Il arrivait de la cambrousse au nord, quelque part, et faisait acte d’allégeance avant de partir en guerre. Les tuniques et turbans de la troupe étaient bien propres, éclatants. Leurs lances ornées de pennons bariolés. Les pointes de lance étincelaient. Les montures étaient belles, impeccablement brossées et dressées.
« Dommage qu’on ne gagne pas les guerres à coups de coquetterie », ai-je dit. La Compagnie noire n’est pas fringante.
Toubib a grommelé. Je l’ai regardé. Et j’ai surpris ce qui pouvait ressembler à une larme au coin de son œil.
Il savait ce qui attendait tous ces braves jeunes gens.
Nous nous sommes faufilés derrière les cavaliers en marchant sur des œufs.
Nous sommes tombés sur Qu’un-Œil dans le couloir derrière l’appartement de Toubib. Il venait à notre rencontre.
« Qu’est-ce que ça donne ? »
Toubib a secoué la tête. « Pas de réponse miracle.
— Quoi qu’on fasse, ça finit toujours pareil : on en bave.
— Je suis censé me mettre en quête de la bibliothèque que j’ai trouvée l’autre nuit. Tu as quelque chose pour m’aider à résister aux confusions ? »
Il m’a regardé comme si je poussais un peu. « Je t’ai déjà donné quelque chose. » Il montrait les fils de coton à mon poignet.
« Ça, c’était pour tes sortilèges à toi. Il reste sans doute une tripotée de ceux de Fumée. »
Le nabot a considéré l’éventualité. « Possible. Donne-moi ça. » Son regard est tombé sur mon amulette pendant que j’enlevais le bracelet. « Du jade ? » Il m’a immobilisé le poignet un instant.
« Je crois. Ça appartenait à la grand-mère de Sarie, Hong Tray. Tu ne l’as jamais rencontrée. Elle était l’épouse du vieux porte-parole.
— Tu portes ça depuis toutes ces années et je ne l’avais jamais remarqué ?
— Je ne l’avais jamais porté jusqu’à ce que Sarie… Jusqu’à l’autre nuit. Sarie le portait quelquefois, elle, quand elle voulait se faire belle.
— Ah, oui. Je me souviens. » Il a froncé les sourcils comme s’il essayait de se rappeler quelque chose, puis il a haussé les épaules, s’est rencogné dans l’ombre et mis à marmotter à voix basse un moment. Quand il est revenu, il a déclaré : « Ça devrait te permettre de passer au travers des sortilèges de confusion de n’importe qui. À part peut-être les tiens.
— Quoi ?
— Tu as eu des crises récemment ?
— Non. Pas que je me souvienne. » J’avais ajouté la précision vu qu’il m’était arrivé d’en traverser sans en avoir conscience. Apparemment.
« Tu as du nouveau sur ce qui a pu les susciter ? Sur la personne que tu retrouvais à chaque fois que tu retournais à Dejagore ?
— Je fuyais le chagrin d’avoir perdu Sarie. »
Qu’un-Œil m’a dévisagé avec une expression intense, celle qu’il prenait quand il m’aidait à émerger du passé. À l’évidence, il n’était pas convaincu.
« C’est soudain si important à nouveau ? ai-je demandé.
— Ça n’a jamais cessé de l’être, Murgen. C’est juste qu’on n’a jamais eu le temps de creuser. »Et le temps manquait en cet instant une fois de plus. « À toi de te prendre en charge ; nous, on se cantonnera à te surveiller et à intervenir au moment crucial. »
Qu’un-Œil totalement sérieux ? Bizarre.
Toubib s’était désintéressé de la conversation. Il s’était replongé dans ses tableaux et ses chiffres. Mais il a enfoncé son clou : « Je veux consulter ces livres avant qu’on se mette en route. »
Je sais saisir les allusions, parfois. « Je m’y mets, chef. »