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« Mogaba a lancé une contre-attaque alors que l’eau ne s’élevait qu’à hauteur de cheville et que la panique commençait tout juste à se répandre dans le reste de la ville. Il avait mis tous ses Tagliens dans le coup et les avait incités à être cruels. Le massacre a été terrible.
Je ne saurai peut-être jamais la vérité concernant l’attaque contre les Nyueng Bao. On a raconté par la suite que le tribun taglien Pal Subhir avait mal compris les ordres. Certains, dont je suis, pensent que l’initiateur en est Mogaba, peut-être parce qu’il soupçonnait les Nyueng Bao d’avoir pillé ses stocks.
Je savais qu’il était au courant du vol d’une partie de ses réserves. Il l’avait découvert assez vite car il avait envoyé des soldats voir si l’eau montait, en bas. En interrogeant quelques prisonniers jaicuris, il avait constaté qu’aucun autochtone ne pavoisait à propos du vol d’une tonne de vivres. Par ailleurs, il se peut qu’un gars de mon équipe n’ait pas su tenir sa langue une nouvelle fois.
En tout état de cause, la cohorte de Pal Subhir, avec un effectif complété et une puissance restaurée, a attaqué les Nyueng Bao. Le tribun ne donnera aucune lumière. Il est mort parmi les premiers. À vrai dire, beaucoup de Tagliens ont perdu la vie lors de l’assaut. Mais des renforts leur parvenaient sans cesse, ce qui corrobore à mon avis la thèse selon laquelle Mogaba avait planifié son hécatombe.
Je n’en ai rien su dans un premier temps. Je n’avais posté aucune sentinelle aux abords de ce secteur. Je n’avais aucun moyen de garantir la sécurité de mes hommes là-bas. Et, où nous étions frontaliers de la communauté nyueng bao, il n’y avait pas de raison de douter que nous serions alertés en cas de grabuge.
Thai Dei, comme d’habitude, se trouvait non loin. J’étais monté au sommet d’une des tours d’enfilade pour scruter les collines dans la nuit et broyer du noir. Des secours viendraient-ils jamais ? Récemment, nous n’avions reçu aucune nouvelle de l’extérieur.
Des tas de gens voulaient partir. J’en entendais certains au moment même, qui prétendaient vouloir tenter leur chance face au Maître d’Ombres. Têtes de linottes. Face à la faim et la peur, la liberté tombait aux oubliettes.
« Qu’est-ce que c’est ? » Thai Dei m’a épaté en posant une question complète. Je n’en revenais pas.
J’ai regardé ce qu’il montrait. « On dirait un incendie.
— C’est tout près de la maison de mon grand-père. Je dois y aller. »
Par curiosité plus que par méfiance, j’ai dit : « Je t’accompagne. »
Il a d’abord protesté, puis haussé les épaules et répondu : « Ne t’évanouis pas. Je ne pourrai pas m’occuper de toi. »
Donc les Nyueng Bao étaient au courant de mes absences. Et ils assimilaient le phénomène à de l’épilepsie. Intéressant.
Sûr que Thai Dei avait appris une tonne de choses, à rester planté à proximité avec les oreilles au vent et la mâchoire verrouillée. Mes gars ne faisaient même plus attention à lui.
Nulle part l’eau ne me montait au-dessus du mollet. Mais cela suffisait à freiner sérieusement ma course. Or Thai Dei était pressé. Il était persuadé que quelque chose allait de travers. À raison.
Nous avons enfilé au trot la ruelle où j’avais naguère trébuché et basculé en enfer. L’espace d’une seconde, j’ai cru que je m’étais échappé de Dejagore et que j’avais plongé dans un autre cauchemar.
Des soldats tagliens traînaient les femmes et les enfants nyueng bao hors des bâtiments, les jetaient dans la rue. Là, d’autres soldats frappaient de taille et d’estoc. L’horreur de cette boucherie leur déformait le visage, mais ils avaient passé le seuil de toute retenue et ne se contrôlaient plus. La lumière palpitante donnait au spectacle un aspect infernal et irréel.
J’avais déjà assisté à ce spectacle. J’avais vu mes propres frères dans cet état, quelquefois, jadis dans le Nord. L’odeur du sang s’empare de l’esprit et l’annihile, tue l’âme et dépouille l’individu de son humanité.
Thai Dei a poussé un cri de supplicié et s’est élancé vers la bâtisse qu’occupait la famille Ky, l’épée tournoyante au-dessus de la tête. Rien ne trahissait une intrusion ennemie dans la maison. J’ai couru sur ses talons, ma propre épée dégainée, sans trop savoir pourquoi, quoique l’image de la belle Sahra m’ait furtivement traversé l’esprit. Sans doute agissais-je sans plus réfléchir que ces Tagliens.
Des soldats nous ont barré le chemin. Thai Dei a entamé une sorte de danse à base d’ondulations et d’esquives. Deux soldats sont tombés, la gorge entaillée. J’en ai frappé un troisième du plat de l’épée, lui offrant une belle contusion et une leçon sur la façon d’attaquer en combat singulier un type plus grand que lui de trente centimètres et plus lourd de vingt-cinq kilos.
Et puis on s’est retrouvés environnés de Tagliens qui, pour la plupart, ne prêtaient aucune attention à nous. Je n’avais aucun mal à me défendre. Ces gens étaient plus petits que moi, moins forts et ils avaient moins d’allonge. Ce que j’obtenais par la force brute, Thai Dei l’accomplissait par la technique. Dans l’indifférence quasi générale, nous sommes parvenus au logis du porte-parole.
Je m’étais trompé. Cinq ou six Tagliens étaient entrés. Ils n’allaient pas sortir de là. Du moins pas sur leurs jambes.
Thai Dei a aboyé quelque chose en nyueng bao. Une voix a répondu. J’ai décoché un solide coup de poing à un Taglien particulièrement idiot et j’ai fini d’émousser ma lame sur son casque. Puis j’ai refermé la porte et l’ai verrouillée. J’ai aussitôt cherché à la barricader en calant quelque chose contre le battant. Malheureusement, les Ky étaient si pauvres qu’ils n’avaient pour tout meuble que leurs paillasses de jonc élimées.
La flamme d’une lampe a monté, puis une autre, et une autre encore. Pour la première fois, je distinguais dans son ensemble la pièce de vie des Ky. J’ai vu les corps mutilés de plusieurs assaillants. Ils avaient voulu profiter de la belle avant d’avoir fini de régler leur compte aux autres.
Ky Gota continuait de mutiler les cadavres des Tagliens.
Mais ces corps n’étaient pas tous tagliens. Ceux-là n’étaient pas majoritaires. En vérité, ils représentaient même une faible proportion des gisants.
Sahra serrait ses enfants contre sa poitrine, mais ni elle ni eux ne connaîtraient plus la peur. Sahra avait le regard vide.
Thai Dei a laissé échapper comme un gémissement de chaton. Il s’est jeté sur une femme. Recroquevillée face contre terre, elle avait fait rempart de son corps à deux enfants. Son geste n’avait pas été vain. Le plus petit, âgé de moins d’un an, pleurait.
Aucun Taglien ne voulait se risquer à ouvrir la porte, manifestement. Je me suis laissé choir à genoux là où si souvent je m’étais assis pour discuter avec le porte-parole. Apparemment, Hong Tray et lui avaient regardé la mort en face, installés à leur place d’honneur. Le vieil homme était étendu, la tête et les épaules posées sur les cuisses de son épouse, le bas du corps toujours en position assise. Elle était affaissée sur lui.
Le raffut a repris dehors. «Thai Dei ! ai-je braillé. Magne-toi le train, mec. »
Quoi ? La vieille femme respirait encore, produisant un son rauque et gargouillant. Tout doucement, je l’ai redressée.
Elle était vivante et même consciente. L’œil clair. Elle a paru surprise de me voir. Elle a souri. Malgré le sang dans sa gorge, elle a réussi à balbutier : « Ne perds pas ton temps pour moi. Emmène Sahra. Emmène les enfants. » Elle avait été blessée d’un coup d’épée qui lui avait traversé la poitrine de part en part et perforé un poumon. À son âge, c’était un miracle qu’elle ait survécu si longtemps.
Elle a souri de nouveau, murmuré : « Sois bon pour elle, porte-étendard.
— Je le serai », ai-je promis sans comprendre ce qu’elle voulait dire.
Hong Tray, non sans une grimace de douleur, a réussi à m’adresser un clin d’œil. Puis elle est retombée sur Ky Dom.
Le bruit dehors s’est intensifié. « Thai Dei ! » J’ai bondi par-dessus les corps, lancé un pied qui a ricoché sur le postérieur de Thai Dei. « Ressaisis-toi et magne-toi le train, sans quoi on n’aidera personne ! » J’ai repéré deux autres gosses pelotonnés au fond de la pièce. L’un d’eux avait allumé les lampes. Manifestement, à part Sahra et sa mère, aucun adulte n’avait survécu. « Sahra ! ai-je crié. Debout ! » Je lui ai donné une tape. Ramène les gosses par ici. » Ils étaient trop terrifiés pour me faire confiance, même s’ils me connaissaient. Je demeurais un étranger.
Se faire houspiller un peu : voilà tout ce dont Thai Dei et sa sœur avaient besoin. Leur univers a soudain recouvré sa structure et sa dynamique, même si son sens continuait de leur échapper. Il suffisait de quelqu’un pour leur donner l’impulsion.
Nous n’avons trouvé qu’un autre enfant vivant, et aucun adulte.
« Thai Dei, est-ce que tu peux veiller à ce que les gamins restent groupés si on tente une sortie vers la ruelle ? » Les Tagliens cesseraient d’être un problème si on parvenait là-bas : étant donné sa largeur, un homme pouvait y contenir une horde le temps qu’arrivent des renforts.
Il a secoué la tête. « Ils ont trop peur, ils sont trop choqués. »
Ce que j’avais craint. « Alors on va les porter. Peux-tu installer ta mère par terre ? Elle n’aura plus besoin d’aide, Sahra. Prends le bébé. Je porterai la fillette. Sur le dos, pour garder les mains libres. Dis-lui de s’accrocher ferme, mais de ne pas me plaquer ses mains sur le visage. Si elle ne s’en sent pas capable, qu’elle me le dise maintenant. On lui liera les poignets. »
Sahra a opiné. Elle avait surmonté l’hystérie. Elle s’est agenouillée près de Hong Tray, a soutenu la vieille femme un moment, puis lui a ôté son bracelet de jade. Avec un profond soupir et une ostensible répugnance, elle a glissé le bracelet à son propre poignet gauche. Puis elle s’est tournée vers Ky Gota et a entrepris de la calmer.
Thai Dei, s’adressant aux enfants, leur a traduit mes consignes. J’ai réalisé que Sahra ne parlait jamais, pas même à voix basse.
La fillette que je m’apprêtais à porter avait environ six ans. Elle ne voulait pas sortir.
« Attachez-la, bordel ! » ai-je tonné. Je m’étais mis à trembler. Je ne savais pas combien de temps je conserverais mon contrôle. « Le temps presse. »
Seul le bébé était indemne. Un garçon d’environ quatre ans oscillait entre la vie et la mort. Sûr qu’il y passerait si on ne l’amenait pas d’urgence à Qu’un-Œil.
Des bruits d’éclaboussures et les cris d’un homme ont retenti tout près au-dehors. Un corps a heurté la porte, Qui a grincé et donné un peu de jeu. Sahra a caressé la fillette pour la rassurer puis l’a installée sur mon dos. « Et votre mère ? » ai-je demandé.
Question superflue. Le Troll était avec nous, maintenant. Un mouflet de deux ans et de sexe indéterminé à califourchon sur la hanche gauche, elle serrait fermement le fer d’une lance cassée dans le poing droit. Elle était prête pour les Tagliens.
En vérité, se préparer avait requis moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.
Sahra a pris le bébé. Thai Dei a sanglé l’enfant blessé sur son dos, conservant son épée à la main. Lui et moi nous sommes postés à la porte. J’ai jeté un œil entre les boiseries disjointes. Un soldat taglien avait l’air de monter de la garde de l’autre côté. « Toi d’abord ? ai-je demandé. Ou moi ? Un en tête, l’autre en arrière-garde.
— Moi. À compter d’aujourd’hui. »
Quoi ?
« Recule ! » ai-je crié. Mais il avait perçu la forme qui se précipitait contre la porte au même instant que moi. Il s’est reculé à droite tandis que je me décalais vers la gauche. Nous n’étions plus dans son axe quand la porte s’est abattue dans la maison. Nous avons bondi sur l’intrus et l’avons reconnu juste à temps. « Oncle Doj ? »
Il avait eu chaud. Le poids des enfants que nous portions nous avait ralentis juste assez pour nous donner le temps de le reconnaître.
« Va », ai-je dit à Thai Dei. L’heure n’était pas à discuter. Il s’est trouvé aussitôt face à une paire de Tagliens. Je suis sorti en trombe et j’en ai repoussé un. Ky Gota s’est dandinée sur nos talons. Elle a planté l’extrémité de sa pointe de lance dans la gorge du Taglien le plus proche. Puis elle a installé l’enfant plus confortablement sur sa hanche et s’est tournée vers le second soldat.
Un corbeau blanc est passé au ras de nos têtes, rigolard comme une tribu de singes.
Le Taglien survivant n’était pas une tête brûlée. Il a battu en retraite vers le plus proche groupe de ses compatriotes.
« Filez ! Filez ! ai-je crié à Thai Dei. Gota, Sahra, suivez Thai Dei ! Oncle ! Où es-tu ? Nous, on décampe, à bon entendeur… »
Oncle Doj est sorti au moment où le Taglien rescapé nous désignait à ses camarades. « Emmène l’enfant, porte étendard. Bâton de Cendre sera ton bouclier. »
Il nous a donné à voir une démonstration époustouflante – dont je n’ai pu capter que quelques brefs instants furieux. Cet étrange petit bonhomme courtaud s’est attaqué tout seul à la troupe de Tagliens et en a tué six en à peu près autant de secondes. Les autres ont déguerpi.
Alors on a pataugé dans la ruelle. On est arrivés en sûreté peu après. Quelques minutes plus tard, Qu’un-Œil soignait les enfants blessés, quoique de plus ou moins bonne grâce. Quant à moi, je déployais une partie de la vieille équipe, avec Gobelin, pour une petite contre-attaque.