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Un corbeau a croassé au-dessus de moi.
Une main m’a secoué l’épaule sans ménagement. « Ça va, chef ? Il y a un problème ?
— Hein ? » J’étais assis sur une marche de pierre, cramponné au rebord d’une porte en bois massive. Un corbeau albinos faisait les cent pas sur l’arête supérieure du panneau. L’homme qui me secouait l’épaule a essayé de chasser le volatile de sa main libre, avec quelques injures bien senties. C’était un gaillard imposant et poilu.
On était au milieu de la nuit. Le peu de lumière provenait d’une lanterne que l’homme avait posée sur les pavés. Elle illuminait des paires d’yeux au ras du sol dans la rue. Pendant un instant, j’ai cru voir se faufiler une forme féline.
L’homme appartenait à l’une des patrouilles shadars que le Libérateur envoyait dans les rues à la nuit tombée pour maintenir l’ordre et parer aux intrusions d’étrangers de provenance suspecte.
Un rire a fusé dans l’obscurité, un peu plus loin. Le garde faisait mal son boulot. J’étais censé appartenir au camp des bons, ici. C’était la créature qui faisait partie des étrangers suspects.
J’étais à Taglios !
Je sentais de la fumée. La lanterne ?
Non. L’odeur émanait de la cage d’escalier derrière moi.
Je me rappelais avoir lâché une lampe. Je me rappelais une cacophonie confuse de « où » et de « quand ». « Ça va. Je me remets juste d’un sortilège d’étourdissement. »
Rire depuis l’autre côté de la rue.
Le garde a regardé par-dessus son épaule d’un air indifférent. Il ne voulait pas gober mon histoire. Il voulait trouver matière à pinailler, et tout de suite. Il n’aimait pas les étrangers. Et nous autres du Nord étions tous des fous et des ivrognes. Mais, manque de chance, nous étions aussi très en faveur au palais.
Je me suis levé. Il fallait que je bouge. Mes idées s’éclaircissaient. La situation me revenait. J’avais désespérément besoin de retrouver la bonne vieille entrée habituelle du palais parce que je devais rentrer chez moi en hâte.
La lune a soudain déversé sa clarté dans la rue. Il devait être plus de minuit. J’ai vu une femme qui nous observait depuis l’autre côté de la rue. J’ai commencé à dire quelque chose au Shadar, mais un brusque coup de sifflet a retenti au loin, dans la direction que, me semblait-il, le monstre avait prise. Un autre garde avait besoin d’aide. « Sois prudent, étranger », m’a-t-il dit. Et il a décampé au trot.
Je suis parti au pas de course moi aussi, négligeant un geste élémentaire : fermer la porte de l’issue de secours.
Je suis arrivé devant l’entrée habituelle. Quelque chose allait de travers. Des hommes de Cordy Mather auraient dû monter la garde ici.
Je n’avais aucune arme, à part un couteau à ma ceinture. Je l’ai dégainé, faisant mine d’être un farouche légionnaire d’élite. En aucun cas la troupe de Mather n’aurait laissé une entrée sans garde. On n’obtenait pas n’importe quoi de ces gars en échange d’un pot-de-vin.
J’ai trouvé les sentinelles dans la salle de garde. On les avait étranglées.
Plus besoin de poursuivre l’interrogatoire du prisonnier, maintenant. Mais qui était la cible ? Le Vieux ? Très certainement, oui. La Radisha ? Sans doute. Et toutes les autres personnalités d’importance qu’ils pourraient liquider aussi.
J’ai lutté contre la panique, résisté à la tentation de filer à toutes jambes. Thai Dei et oncle Doj devaient se trouver là-haut, de toute façon.
J’ai déchiré le pan de chemise d’un des gardes et m’en suis enveloppé la gorge. Le tissu m’offrirait un peu de protection contre le risque d’un foulard d’Étrangleur. Puis j’ai gravi les escaliers comme une chèvre des montagnes restée trop longtemps en plaine. Quand j’ai atteint mon étage, j’avais tellement le tournis qu’il a fallu que je prenne appui contre un mur et me retienne de vomir. J’avais les jambes flageolantes.
Des alarmes retentissaient partout, maintenant. Tout se déclenchait au moment où j’arrivais là. Ayant repris un peu haleine, j’ai quitté la cage d’escalier pour le couloir – et j’ai trébuché contre un homme mort.
Il était sale et sous-alimenté. Une lame l’avait incisé de l’épaule gauche à la hanche droite. Sa main droite se trouvait à dix pas. Elle agrippait encore un rumel noir. Il y avait du sang partout. Les plaies en exsudaient encore.
J’ai regardé le foulard. Le mort avait tué à maintes reprises. Et aujourd’hui Kina l’avait trahi.
Ces traîtrises-là rendent un peu plus sympathique la déesse.
Seul Bâton de Cendre pouvait découper aussi proprement et profondément.
Un autre cadavre gisait près de l’entrée de mon appartement. Un troisième, couché en travers du seuil, maintenait la porte ouverte.
Tout ce sang était frais. Il s’écoulait encore. Déjà quelques mouches arrivaient.
Ne voulant pas rester en évidence dans le couloir, je suis rentré dans ma chambre, prêt à mordre tout ce qui bougerait.
J’ai humé quelque chose.
J’ai fait volte-face et planté mon couteau dans le type maigre, brun de peau et sale qui se précipitait vers moi. Il m’a frappé, propulsé en arrière. Un rumel noir s’est enroulé autour de mon cou mais n’a pas pu remplir son office grâce à la chemise protectrice.
J’ai valdingué contre mon bureau, ressenti une vive douleur à l’occiput. Intérieurement, j’ai hurlé : « Oh non, pas encore ! »
L’obscurité m’a enveloppé.
La souffrance m’a réveillé. Mon bras était en feu. Ma chute contre la table avait culbuté une lampe. Mes papiers, mes annales brûlaient. Je brûlais moi aussi. Je me suis levé d’un bond en couinant et m’administrant des claques sur le bras et, sitôt que j’ai eu étouffé ces flammes, j’ai donné de la semelle pour sauver les documents. J’étais obnubilé, aveugle à tout le reste. C’était ma vie qui partait en fumée. Et, en dehors de cette fumée, il n’y avait que cette maison de souffrance, que ces saisons funestes.
Loin, loin par là-bas, comme au fond d’un long tunnel sanguinaire, je voyais oncle Doj à genoux près de Thai Dei. Entre eux et moi se trouvaient trois cadavres. Leur sang nappait le plancher. Deux des cadavres portaient les coupures très nettes caractéristiques de Bâton de Cendre. Le troisième avait succombé à un coup d’estoc qui trahissait davantage d’impétuosité, sans doute même une colère incontrôlable.
Oncle Doj tenait la tête de Thai Dei contre sa poitrine. Le bras gauche de Thai Dei pendait, comme brisé. Du bras droit, il tenait To Tan contre sa hanche. La tête du gamin de cinq ans s’inclinait selon un angle insolite. Thai Dei était blême. Son esprit n’habitait plus ce monde.
Oncle Doj s’est levé et avancé vers moi. Il m’a regardé dans les yeux, a secoué la tête puis s’est approché tout près et m’a serré dans ses bras puissants. « Ils étaient trop nombreux et trop rapides. » Je me suis effondré.
C’était le présent. C’était aujourd’hui. C’était le nouvel enfer où je ne voulais pas être.
… des fragments…
… de pauvres fragments noircis qui s’émiettent entre mes doigts.
Des coins de pages brunis qui révèlent une demi-douzaine de mots en pattes de mouche tirés d’un contexte désormais perdu à jamais.
Tout ce qui reste de deux volumes des annales. Mille heures de labeur. Quatre années d’histoire. Envolées pour toujours.
Oncle Doj veut quelque chose. Il va me donner à boire un de ses étranges philtres nyueng bao.
Des fragments…
… tout autour de moi, des fragments de mon travail, de ma vie, de mes amours et de mes peines, disséminés dans cette saison funeste…
Et, dans l’obscurité, des tessons de temps.
Hé là ! Bienvenue dans la ville des morts…