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Le temps ne voulait plus rien dire. Le camp du Maître d’Ombres se trouvait quelque part au nord de Dejagore. Nous quatre comptions parmi les premiers prisonniers, mais d’autres n’ont pas tardé à nous rejoindre dans l’enclos. Beaucoup des gars de Mogaba voulaient quitter la ville.
Autant de bouches en moins à nourrir pour ceux qui resteraient.
Manifestement, Qu’un-Œil et Gobelin faisaient front pour tenir notre quartier, en ville. Nul ne savait que j’avais été fait prisonnier.
Je n’avais libéré aucun autre papillon, en sorte qu’ils n’ignoraient pas que j’étais tombé sur un os et non sur Madame.
Même nos gardes n’avaient aucune idée du sort que Tisse comptait nous réserver. Il valait probablement mieux qu’on l’ignore, d’ailleurs.
J’ai passé des jours et des jours – sans tenir le compte – dans une misère totale. Des porcelets dans une porche ne vivaient mieux que nous. De nouveaux prisonniers arrivaient sans cesse. La nourriture était infecte. Au bout de quelques repas, tout le monde avait la courante. Il n’y avait pas de fosse d’aisances, pas même une simple rigole. Ils refusaient qu’on en creuse une nous-mêmes. Peut-être voulaient-ils nous interdire tout confort.
En réalité, notre vie n’était pas tellement pire que celle des soldats du camp de l’Ombre. Ils n’avaient plus rien et ne devaient rien espérer. Les désertions atteignaient des taux records, en dépit de la réputation du Maître d’Ombres. Ils détestaient Tisse-Ombre qui les avait mis dans cet état épouvantable. Et ils se déchargeaient de leur colère sur nous.
Je ne sais pas combien de temps on est restés là. J’ai perdu le compte. J’étais trop occupé à crever de dysenterie. J’ai remarqué un beau jour l’absence soudaine des corbeaux. J’étais tellement habitué à les voir que je ne les remarquais plus que par leur absence.
Je m’évanouissais et je revenais à moi. J’ai subi une poignée de mes sortilèges. Ils étaient plus fréquents, maintenant, et me vidaient nerveusement. Du point de vue physique, c’étaient les diarrhées qui me vidaient.
Si seulement je pouvais dormir…
Sindhu m’a réveillé. J’ai eu un mouvement de recul quand je l’ai senti me toucher. Son contact était étonnamment froid, vaguement reptilien. J’étais le seul de l’enclos qu’il connaissait, alors il s’efforçait de devenir mon pote. Moi, je voulais me passer d’amis. Il m’a proposé une tasse d’eau. C’était une tasse plutôt belle, en fer-blanc. Où avait-il dégotté ça ? « Bois, a-t-il dit. C’est de l’eau propre. » Tout autour, des prisonniers étendus dans l’enclos remuaient sans cesse, en proie à des cauchemars. Certains poussaient des cris. « Il va se passer quelque chose, a poursuivi Sindhu.
— Quoi ?
— J’ai senti le souffle de la déesse. »
Pendant un instant, j’ai humé une odeur qui n’était pas la puanteur du vomi, de la crasse, des cadavres ou des mares de chiasse.
« Ah, a repris Sindhu. Ça y est. » J’ai regardé dans la direction qu’il indiquait.
Le quelque chose en question était en train de se produire à l’intérieur de la grande tente appartenant au Maître d’Ombres. Des lueurs aux couleurs étranges enflaient et vacillaient. « Peut-être qu’il prépare un coup fourré pour quelqu’un. » Peut-être avait-il repéré Madame.
Sindhu a émis un petit rire. Le spectacle paraissait lui donner du cœur au ventre.
Le quelque chose s’est poursuivi un bon moment mais n’a attiré l’attention de personne. Ça m’a mis la puce à l’oreille. J’avais le fétiche de Gobelin contre les sortilèges soporifiques. Aha ? Je me suis traîné jusqu’à la palissade de la caserne. Ne recevant aucun coup de bois de lance, mes doutes sont devenus certitudes. Le camp était sous enchantement.
L’eau de Sindhu m’a vite ragaillardi et stimulé le cerveau. J’ai songé que, puisque personne ne me barrait la route, c’était sans doute le moment idéal pour griller la politesse au Maître d’Ombres. J’ai entrepris, en me tortillant, de m’insinuer entre deux poteaux de la palanque.
Mon estomac gargouillait des protestations. Je l’ai ignoré. Sindhu m’a saisi le bras. Il avait une poigne de fer. « Attends », a-t-il dit.
J’ai attendu. Vache ! C’était un de mes bras préférés, je n’avais pas envie de me passer de lui.
La lune a commencé à monter, pareille à un gros œuf orange tout compressé, à l’orient. Sindhu ne relâchait pas son étreinte et observait toujours la grande tente.
Un cri terrible a retenti, loin au-dessus de nous.
« Sainte merde, ai-je marmonné. Pas lui. »
Sindhu a poussé un juron lui aussi. De surprise, il m’a lâché. Il a levé les yeux vers le ciel.
« C’est le Hurleur, lui ai-je soufflé. Mauvaise nouvelle, vraiment. Tisse-Ombre pourrait prendre des leçons de cruauté auprès de lui. »
Le flanc de la tente s’est ouvert. Une poignée de silhouettes se sont précipitées dehors en portant ce qui avait tout l’air d’être des parties de corps humain. J’ai reconnu certaines d’entre elles. Je parle des silhouettes, évidemment. Comment confondre Saule Cygne, avec sa longue tignasse jaune ? Ou Madame, qui trimbalait une tête tranchée par la chevelure ? Lame était sur ses talons, avec sa peau d’ébène luisante sous la clarté de la lune. Les autres, je ne les ai pas reconnus.
Le sortilège soporifique qui régnait sur le camp, assez faiblement dispensé, s’est dissipé. Les soldats du Sud ont sursauté en se demandant ce qui se passait. Des tintements et des grincements de métal ont retenti : les gars mettaient la main sur leurs armes et leurs cottes de mailles.
L’un des compagnons de Madame, un grand Shadar, s’est mis à beugler quelque chose, comme quoi il fallait se prosterner devant la vraie Fille de la Nuit.
Sindhu gloussait. Rien ne l’affolait, on aurait dit. Il prenait tout le mieux du monde.
Il ne me retenait plus, mais je n’avais plus ni la force ni l’envie de filer nulle part.