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Quand j’ai été sûr que ça passerait inaperçu, j’ai réuni tous mes frères à l’intérieur. On a verrouillé les portes, abandonnant Dejagore à sa misère. On a aussi invité les survivants nyueng bao. Confiant la garde à quelques hommes postés dans des observatoires accessibles uniquement depuis l’intérieur, nous nous sommes enfoncés au fin fond le plus reculé du terrier, au-delà de trappes, de portes secrètes et d’une foison de sortilèges perturbants disséminés par Gobelin et Qu’un-Œil, qui ont laissé ici ou là la palpitation d’une doublure pour marquer notre passage.

Pour commencer, j’ai partagé ma chambre avec huit invités. Au bout de quelques heures, j’ai proposé à l’oncle Doj : « Allons faire un tour, toi et moi. »

Avec tous ces Nyueng Bao ici-bas, l’air devenait de plus en plus lourd et vicié. La lumière était dispensée par des chandelles si espacées qu’on pouvait se perdre en allant de l’une à l’autre.

Oncle Doj n’était pas loin d’avoir peur. « Je déteste ça aussi, lui ai-je confié. J’ai sans cesse un cri au fond de la gorge. Mais on va s’en sortir. On a déjà vécu comme ça pendant des années, jadis.

— Personne ne peut vivre comme ça. Pas longtemps.

— La Compagnie l’a fait, pourtant. C’était dans une région terrible. Elle s’appelait la plaine de la Peur, et pas par hasard. Elle était peuplée de créatures étranges qui toutes pouvaient nous tuer comme rien. On était traqués en permanence par des armées menées par des sorciers bien pires que Tisse-Ombre. Mais on a tenu bon. Et on s’en est tirés. Ici, dans ces tunnels, il y a cinq survivants qui te le confirmeront. »

Il y avait trop peu de lumière pour lire son expression, exercice déjà difficile de plein jour. « Je vais devenir dingue si vous restez tous avec moi, ai-je repris. J’ai besoin de place. On ne peut pas faire un pas sans se marcher dessus, pour l’heure.

— Je comprends. Mais je ne sais pas ce que j’y peux.

— Nous avons des locaux vides. Thai Dei et ses bébés peuvent prendre une pièce. Toi aussi. Sahra pourrait en partager une avec sa mère. »

Il a souri. « Tu es franc et honnête, mais tu n’as pas assez bien observé les manières des Nyueng Bao. Il s’est passé beaucoup de choses la nuit où tu as aidé Thai Dei à secourir sa famille.

— Secourir en partie, ai-je grommelé.

— Vous avez sauvé tous ceux qui pouvaient l’être.

— Décidément, quel brave garçon je fais.

— Tu n’avais ni l’obligation de le faire, ni aucune dette d’honneur. » Pour être précis, il utilisait les termes d’obligation et d’honneur pour évoquer des concepts nyueng bao qui incluaient à un niveau plus ou moins conscient la participation volontaire à un dessein d’ordre divin, ce que l’acception commune de ces mots n’implique pas.

« J’ai eu ce qui m’a paru la bonne attitude.

— Tout à fait. Sans sollicitation ni obligation. Et c’est bien ce qui t’a mis dedans.

— Il doit y avoir quelque chose qui m’échappe.

— Parce que tu n’es pas un Nyueng Bao. Thai Dei ne te lâchera plus maintenant. Il est le plus vieux des garçons. Il te doit six vies. Son bébé restera avec lui. Sahra ne partira pas parce qu’elle doit rester sous la protection de son frère jusqu’à son mariage. Et, comme tu peux le constater, il lui faudra peut-être un peu de temps pour se remettre de cette horreur. Dans cette ville, à cause d’un pèlerinage dont elle n’avait cure, elle a perdu tout ce qui représentait quelque chose à ses yeux. À part sa mère.

— C’est presque à croire que les dieux sont vicieux, ai-je dit, espérant après coup que ça ne serait pas mal interprété.

— Presque, oui. Porte-étendard, le seul souvenir de cette nuit d’horreur qu’elle garde, c’est toi. Elle se cramponnera à toi comme un nageur désespéré à un rocher émergeant du courant. »

Il était temps de faire attention. Une grande partie de moi-même espérait que ce cramponnement métaphorique devienne plus concret. « Et pour Ky Gota et les autres gosses ?

— Les enfants pourront être adoptés par les familles de leur mère. Gota, certainement, pourra déménager. » Doj a ajouté une imprécation dans sa barbe, ce qui ne lui ressemblait pas. On aurait dit qu’il lui souhaitait d’aller emménager à quelques milliers de kilomètres. « Même si elle ne le prendra pas très bien.

— Ne me dis pas que tu n’as pas Ky Gota en odeur de sainteté ?

— Personne ne la supporte, cette maritorne.

— Et dire que je vous avais crus mariés ! »

Il s’est arrêté net, abasourdi. « Tu es fou !

— Je ne le crois plus.

— Hong Tray, vieille sorcière, quel sort m’as-tu jeté ?

— Hein ?

— Je parle à mon bonnet, porte-étendard. Quand je parle tout seul, j’ai toujours le dessus. Cette femme, Hong Tray, la mère de mon cousin, était une sorcière. Elle pouvait voir l’avenir parfois, et, si ce qu’elle apercevait ne lui plaisait pas, elle cherchait à le modifier. Et ses idées étaient souvent tordues.

— Tu parles en connaissance de cause, on dirait. »

Il n’a pas compris. « Pas complètement. La sorcière aimait jouer avec nos destinées, mais elle n’expliquait rien. Peut-être ne pouvait-elle pas voir son propre destin. »

J’ai changé de sujet. « Que va faire ton peuple, maintenant ?

— Nous allons survivre, porte-étendard. Comme vous autres soldats de l’obscur, voilà ce que nous ferons.

— Si tu estimes vraiment m’être redevable de ce coup de main donné à Thai Dei, alors éclaire ma lanterne. Soldat de l’obscur. Soldat de pierre. Guerrier d’os. Qu’est-ce que ça veut dire ?

— On en viendrait presque à accepter tes protestations.

— Prends-le comme ça : si je sais déjà de quoi tu parles, tu n’as rien à perdre en me disant ce que je sais déjà. »

On n’y voyait goutte, mais il m’a quand même bien semblé voir oncle Doj sourire à nouveau. Pour la seconde fois de la journée. « Astucieux », a-t-il dit. Et il s’est dispensé d’expliquer quoi que ce soit.