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« Otto. Hagop. Qu’un-Œil. Gobelin. Cinoque. Chabraque. Baquet et Bougie. Les gars, vous m’accompagnerez. La compagnie al-Khul nous épaulera. Sifflote est parti la chercher. On file sur le chemin de ronde. Si les Nars nous barrent le chemin, on les pousse. S’ils veulent se battre, on les tue. Compris ? »
Ni Gobelin ni Qu’un-Œil n’ont renâclé. Nous faisions partie des gens que Mogaba voulait noyer.
Les Tagliens sont arrivés. Vehdnas de religion, c’étaient les meilleurs Tagliens attachés à la Compagnie. Ils étaient fiables et presque sympathiques. Des six cents venus dans le Sud depuis Taglios des mois plus tôt, il ne restait qu’une soixantaine de gars.
Je leur ai exposé la situation, ce que je comptais faire et en quoi ils pouvaient nous aider. Ils intercepteraient tous ceux qui chercheraient à ouvrir les portes après l’intervention de Gobelin et de Qu’un-Œil. « Ne faites de mal à personne à moins d’y être contraints.
— Et pourquoi pas ? a demandé Chandelles. Ils nous veulent bien du mal, à nous.
— Mogaba, oui. Mais ces gars ne font qu’obéir aux ordres. Je te parie qu’on ne trouvera aucun Nar en arrivant là-bas. Et je te parie que, s’ils ouvrent les portes, ils douilleront autant que les autres. Mogaba n’a plus besoin d’eux.
— Alors on y va, a grondé Gobelin. Ou bien on fait demi-tour et on s’enfile quelques bières. »
Je les ai entraînés à ma suite.
Peut-être mes absences m’avaient-elles donné le don de prophétie. Il n’y avait pas de Nar à la porte nord. Le combat a été si bref et dérisoire qu’on peut dire qu’il n’a pas eu lieu. On a chassé les Tagliens au travail. Pour sûr ! Mogaba saurait qui avait saboté son dernier coup fourré.
« Avec ça, ai-je dit à Qu’un-Œil, ce ne sera plus la peine de faire mine d’être copains.
— Ouais. Montre-moi comment m’introduire dans la citadelle. Je lui colle un sortilège sopo’, ensuite on le découpe et on le disperse dans son temple de cinglés. »
Pas mauvaise, son idée.
Mais on n’avait pas le temps de la mettre en pratique.
Quelqu’un m’a crié quelque chose. J’ai baissé les yeux dans la pénombre. C’était oncle Doj. Je n’avais pas inclus de Nyueng Bao dans l’équipe. Je n’avais pas vu le besoin de leur attirer les foudres de Mogaba.
« Quoi ?
— C’était une diversion ! a-t-il crié. La véritable inondation viendra de…
— Oh merde ! Ouais. » Mogaba me connaissait suffisamment pour envisager une intervention de ma part. « Allez ! ai-je aboyé. Tout le monde ! » J’ai dévalé l’escalier jusqu’à la rue. « Où ? ai-je demandé à Doj.
— Porte orientale. »
Mogaba aurait-il aussi anticipé que je traverserais la ville en pleine émeute des Jaicuris pour le contrecarrer ?
Possible. Il espérait peut-être que mon équipe se ferait coincer, écharper ou disperser. Comment savoir exactement ce qu’il avait envisagé ? Il était dingue.
Qu’un-Œil et Gobelin nous ont aidés à nous faufiler entre les bandes de Jaicuris et de Tagliens. À deux reprises, il nous a fallu ferrailler contre des Jaicuris, mais notre nombre et la sorcellerie ont vite fait la différence. Les incendies épars peuplaient la ville d’inquiétantes ombres ondulantes.
C’était un moment rêvé pour que le Maître d’Ombres nous envoie ses monstres.
Nous avons rencontré des barricades, érigées pour protéger les soldats qui essayaient d’ouvrir les portes. Cette fois, nous devions affronter des Nars en plus des Tagliens. On s’échangeait beaucoup de cris. Certains des Tagliens gunnis ont cherché à fuir quand nos Tagliens vehdnas les ont convaincus que Mogaba voulait noyer tout le monde. Les Nars ont taillé en pièce plusieurs candidats à la désertion.
« Occupez-vous de faire entrave à l’ouverture des portes, ai-je commandé à Gobelin et Qu’un-Œil. Les autres, on les chasse. Attaquez les Nars en premier. »
L’instant d’après, une flèche rencontrait l’œil d’un Nar, le dénommé Endibo. Un autre Nar a embroché Chabraque, un beau petit gars qui avait eu la drôle d’idée de rejoindre la Compagnie au nord de Gea-Xle, plusieurs années plus tôt. Qu’un-Œil l’avait affublé de ce surnom moqueur. Mais il l’avait porté avec fierté, refusant qu’on l’appelle autrement.
Pour la première fois de leur histoire, à ce que je savais, des frères de la Compagnie s’étripaient entre eux sciemment.
Le frère de sang de Chabraque, Cinoque, s’est vengé du Nar qui avait tué Chabraque et dont je n’avais jamais su le nom, ce qui fait que je ne peux pas le consigner ici.
L’essentiel de la Première Légion a rompu le combat alors. La plupart des soldats d’al-Khul n’ont pas voulu le poursuivre non plus, même si les Tagliens d’en face étaient des Gunnis. Pourtant, rapidement, une méchante lutte a repris au sein d’un noyau dur de supposés amis.
Incidemment, j’ai regardé en arrière et je me suis rendu compte que des Jaicuris armés commençaient à se rassembler au spectacle. Oncle Doj leur faisait face, seul, campé dans une étrange position singulièrement souple, sa longue épée à la verticale.
« Oh merde ! a braillé Gobelin. Saloperie ! Regardez ça !
— Quoi ?
— C’est trop tard. Ça va lâcher. »
Des couinements et des grincements retentissaient, comme si les charnières du monde allaient céder. La maçonnerie bloquant les portes s’est bombée vers l’intérieur.
Les combats ont cessé bien vite. Tout le monde s’est tourné vers la porte.
Une lance d’eau a soudain jailli de la boursouflure.
Tout le monde a détalé, Nars et Compagnie noire, Tagliens gunnis et vehdnas, Jaicuris et Nyueng Bao solitaire, tous se sont précipités coude à coude, puis égaillés, chacun optant pour une direction, n’importe laquelle du moment qu’elle leur permettait de fuir la maudite porte.
La maçonnerie a émis un ultime, énorme grondement. L’eau, dans un rugissement triomphant, a déferlé dans la ville.