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Je me suis conformé à ce que, supposais-je, les Nyueng Bao attendaient de moi. Depuis ma prime enfance, je subodore qu’on s’en tire mieux dans la vie en respectant les coutumes et les désirs des gens, même quand on se trouve en relative position de force.
Ça ne veut pas dire qu’il faut se laisser marcher dessus. Ça ne veut pas dire qu’il faut faire siennes toutes les peines d’autrui. Il faut inspirer le respect envers soi-même aussi.
Les contre-allées de Dejagore sont étroites et fétides. Typiques d’une cité fortifiée. Je me suis rendu à un obscur croisement où, en des circonstances normales, des guetteurs nyueng bao auraient dû me repérer. C’est un peuple prudent. Ils sont sur leurs gardes en permanence. J’ai annoncé : « Je voudrais voir le porte-parole. Un danger se rapproche d’ici. J’aimerais qu’il sache ce que je sais. »
Je n’ai vu personne. Je n’ai entendu personne. Comme prévu. Un intrus dans mon territoire ne verrait ni n’entendrait rien non plus, mais la mort rôderait à proximité.
Les seuls bruits étaient ceux des combats, plusieurs pâtés de maisons plus loin.
J’ai attendu.
Soudain, à l’instant où mon attention commençait à se relâcher, le fils de Ky Dom s’est matérialisé devant moi. Il n’avait pas fait plus de bruit qu’une mite marchant sur la pointe des pieds. C’était un homme large d’épaules, Petit, d’âge indéterminable. Il portait une épée d’une longueur inhabituelle dans le fourreau qui lui barrait le dos. Il m’a dévisagé d’un air dur. Je lui ai rendu son regard. Ça ne me coûtait rien. Il a grogné, fait signe de me suivre.
Nous n’avons pas marché plus de quatre-vingts mètres. Il m’a montré une porte. « Garde le sourire », lui ai-je glissé. Ç’a été plus fort que moi. Il rôdait toujours quelque part, non loin, à m’observer. Je ne l’avais jamais vu sourire. J’ai poussé la porte.
Des rideaux barraient le passage, deux pas derrière l’entrée. Une déchirure laissait entrevoir une faible clarté. Ayant compris que mon guide resterait dehors, j’ai refermé doucement la porte avant d’écarter les rideaux. Inutile que la lumière se voie depuis la rue.
La salle n’était pas ce qu’on peut trouver de plus agréable dans une ville.
Le porte-parole était assis sur une natte à même le sol crasseux, près de la seule bougie qui dispensât un peu de clarté. J’ai découvert une douzaine de personnes de tous âges et des deux sexes. J’ai compté quatre enfants, tous petits, six adultes en âge d’être leurs parents et une unique grand-mère qui dardait sur moi un regard brasillant, comme si elle m’avait réservé une couche en enfer bien que je ne l’eusse jamais vue auparavant. Je n’ai reconnu personne susceptible d’être son mari. Peut-être le bonhomme était-il dehors. Il y avait aussi une femme de l’âge de Ky Dom, une fleur fragile flétrie par le temps, réduite à l’état de sac d’os, mais dont le regard irradiait l’intelligence et la vivacité. Rien ne se déciderait sans l’accord de cette femme.
Pour ce qui est des fournitures, je n’ai quasiment rien vu, à part ce que ces gens avaient auprès d’eux : quelques vieilles couvertures élimées, une paire de gobelets en terre et un pot, peut-être à usage culinaire. Et d’autres épées, presque aussi longues et fines que l’arme du fils du porte-parole.
Dans l’obscurité, derrière la clarté de la chandelle, on gémissait. C’était la plainte de quelqu’un qui délirait.
« Assieds-toi », m’a dit Ky Dom. Une seconde natte était déroulée près de la bougie. Dans la faible clarté, le vieil homme paraissait plus frêle que lorsqu’il m’avait rendu visite sur le rempart.
Je me suis assis. Malgré mon manque d’habitude et mon peu de souplesse, j’ai tant bien que mal croisé les jambes.
J’ai attendu.
Ky Dom m’inviterait à parler quand il serait temps.
Je me suis efforcé de me concentrer sur le vieil homme et de faire abstraction de tous les regards posés sur moi, ainsi que de l’odeur de ces gens confinés dans un espace trop exigu, de leur cuisine étrange et des miasmes de maladie.
Une femme a apporté du thé. Comment l’avait-elle préparé ? je l’ignore. Je n’avais pas remarqué de foyer. Mais ce n’est pas à cela que j’ai pensé sur le coup, tout stupéfait que j’étais. Elle était belle. Même dans cette crasse et ces guenilles, incroyablement belle. J’ai porté le thé chaud à mes lèvres pour en avaler une gorgée et reprendre mes esprits.
J’ai immédiatement éprouvé de la peine. Celle-là paierait cher la conquête de la ville par ceux du Sud.
Un léger sourire s’est dessiné sur les lèvres de Ky Dom. J’ai remarqué de l’amusement sur le visage de la vieille femme, et j’ai reconnu en elle une beauté similaire, seulement trahie extérieurement par le temps. Ils n’étaient pas dupes de ma réaction spontanée. Peut-être était-ce une forme de test, de la sortir ainsi des coulisses. D’une voix douce presque inaudible, le vieil homme a dit : « Elle l’est, oui. » Puis, plus fort : « Tu es sage, plus qu’au regard du nombre de tes années, soldat de l’obscur. »
Qu’est-ce que c’était que cette nouvelle calembredaine, « soldat de l’obscur » ? Chaque fois qu’il s’adressait à moi, il me collait un nouveau titre.
J’ai essayé d’acquiescer dignement d’un hochement de tête. « Merci pour ce compliment, porte-parole. » J’espérais qu’il se rendrait compte de mon incapacité à me conformer bien longtemps au code des bonnes manières en vigueur chez les Nyueng Bao.
« Je sens en toi une grande inquiétude jugulée seulement par les chaînes de la volonté. » Il sirotait son thé calmement mais me regardait avec une façon de dire que je pouvais presser le mouvement si j’estimais que c’était vraiment nécessaire.
« Des créatures malfaisantes arpentent la nuit, porte-parole. Des monstres inattendus se sont libérés de leurs entraves.
— C’est bien ce que j’ai cru percevoir le jour où tu as eu la bonté de me recevoir en haut de ta section de rempart.
— Un nouveau monstre rôde. Un monstre que je ne m’étais pas attendu à voir. » Rétrospectivement, je me suis rendu compte que j’évoquais deux choses différentes. « Un monstre contre lequel je ne sais pas quoi faire. » Je m’efforçais d’articuler un taglien limpide. Deux hommes conversant dans une langue qui leur est étrangère à tous les deux font des proies tentantes pour les mauvais génies de l’amphigouri.
Il a paru perplexe. « Je ne te comprends pas. »
J’ai promené le regard autour de moi. Est-ce que ces gens vivaient de la sorte tout le temps ? Ils étaient encore plus à l’étroit que nous. Bien sûr, nos épées donnaient un certain poids à nos prétentions en matière d’espace. « Connaissez-vous la Compagnie noire ? Connaissez-vous son histoire récente ? » Plutôt que d’attendre une réponse, je lui ai raconté notre passé proche.
Ky Dom était l’une de ces rares personnes qui savent écouter de toutes les fibres de leur être.
J’ai clos mon exposé.
« Le temps a, peut-être, fait de vous des ombres des soldats de l’obscur. Vous êtes partis si longtemps pour des pérégrinations si lointaines que vous vous êtes complètement écartés de votre voie. Mais ce n’est pas pour autant que les partisans du prince guerrier Mogaba ne se fourvoient pas non plus. »
Je masquais mal mes pensées. Ky Dom et sa femme m’ont trouvé amusant de nouveau. « Je ne suis pas l’un de vous, porte-étendard. Mon savoir évolue assez loin de la vérité aussi. Et peut-être n’y a-t-il plus aucun fondement de vérité parce que personne ne la connaît plus. »
Je ne voyais pas le moins du monde de quoi il parlait.
« Vous avez voyagé longtemps et loin, porte-étendard. Mais peut-être le moment du retour est-il venu ? » Il s’est rembruni fugitivement. « Quand bien même le regretterez-vous. Où est ta bannière, porte-étendard ?
— Je ne sais pas. Elle a disparu pendant la grande bataille sur la plaine, au dehors. Je l’ai fichée en terre quand j’ai décidé de revêtir l’armure de mon capitaine pour faire croire qu’il était toujours indemne et rallier les troupes, mais… »
Le vieil homme a levé la main. « Je crois qu’elle est peut-être très près, ce soir. »
Je déteste cette obscurité dans laquelle se complaisent les vieux et les sorciers. Je suis convaincu qu’ils la chérissent parce qu’elle leur donne un sentiment de pouvoir. Au diable l’étendard perdu. Il y avait d’autres chats à fouetter ce soir, maintenant. « Le chef nar veut devenir capitaine de la Compagnie noire, ai-je dit. Il n’approuve pas nos façons de faire, à nous autres du Nord. »
Je me suis interrompu mais le vieux n’a pas pipé mot. Il attendait.
« Mogaba est sans faille en tant que guerrier, ai-je repris. Mais il a certains défauts pour ce qui concerne le commandement. »
Ky Dom m’a alors démontré qu’il n’était pas forcément le vieux sage impénétrable à l’infinie patience que l’on s’attendrait à trouver en pareille situation.
« Tu es venu me prévenir qu’il a choisi de restreindre ses problèmes en laissant ceux du Sud se charger de sa boucherie, porte-étendard ?
— Heu…
— L’un de mes petits-fils était caché à portée de voix quand Mogaba a débattu de la tactique de ce soir avec ses lieutenants Ochiba, Sindawe, Ranjalpirindi et Chai Ghanda Ghan. Étant donné que certains conspirateurs étaient tagliens, les Nars n’ont pas pu baragouiner leur langue maternelle – même si Mogaba montrait assez peu de facilités pour le taglien.
— Pardon, mais j’ai du mal à suivre.
— Ce que ton honneur te pousse à me rapporter, et quoiqu’il ne s’agisse que de suspicions de ta part, est bien pire que tu ne l’imagines. Passant outre les vives objections de ses lieutenants nars, voici ce que Mogaba a décidé pour ce soir : les assaillants qui parviendront sur le chemin de ronde feront fissa et pourront redescendre vers la ville sans qu’on leur résiste. Les légionnaires tagliens les dissuaderont d’attaquer dans toutes les directions sauf celle qui passe par nos quartiers pour mener aux vôtres.
— Vous le saviez déjà ? Tout ce que vous dites ? Avant mon arrivée, quelqu’un vous avait déjà prévenu ?
— Thai Dei. »
Un jeune homme s’est levé. Un type de petite taille, maigrichon, peu avenant, qui tenait un bambin dans les bras.
« Il parle mal le taglien, a déclaré Ky Dom, mais il le comprend suffisamment. Il a entendu ce qui se tramait. Il a entendu les objections de ceux qui jugeaient ce plan déshonorant. Il a vu un Mogaba assez furieux pour ne pas même se calmer pendant la visite d’un homme réputé au service des Maîtres d’Ombres. »
Ça m’a causé un choc. Cela signifiait qu’à ce moment il existait un accord tacite entre Mogaba et Tisse-Ombre, qui tiendrait jusqu’à ce que les miens et moi-même soyons anéantis.
« C’est une trahison cruelle, porte-parole. » Ky Dom a opiné du chef. Puis il m’a dit : « Il y a pire, soldat de pierre. Ranjalpirindi et Ghanda Ghan sont tous les deux des intimes du Prahbrindrah Drah. Parlant pour le prince, ils ont assuré à Mogaba que, une fois le siège brisé et votre bande éliminée, le prince apporterait personnellement son soutien à Mogaba pour qu’il devienne capitaine de votre Compagnie. En échange, Mogaba abandonnera votre précédente quête pour devenir chef des armées de Taglios. Nanti de tous les pouvoirs nécessaires à la poursuite de la guerre contre les Terres des Ombres.
— Eh bien, voilà des oreilles qui n’ont pas traîné en vain. » Thai Dei a presque souri. « Et de la belle félonie de la part du frangin Mogaba. »
Je comprenais que Sindawe et Ochiba y aient trouvé à redire. Pareille forfaiture dépassait presque l’entendement.
Mogaba, nul doute, avait vécu de sombres métamorphoses depuis Gea-Xle. « Qu’a-t-il contre votre peuple ? ai-je demandé.
— Rien. Politiquement, il ne devrait afficher qu’indifférence à notre égard. Nous n’avons jamais tenu aucun rôle dans les affaires tagliennes. Mais, du coup, nous ne valons rien à ses yeux non plus. Il a envie de nous dilapider comme le contenu d’un porte-monnaie trouvé. Si ceux du Sud vous attaquent après avoir combattu ses hommes puis les nôtres, alors un grand nombre de ses ennemis ainsi que nous autres, indésirables bouches à nourrir, auront été éliminés.
— Jadis, j’admirais beaucoup cet homme, porte-parole.
— Les hommes changent, porte-étendard. Et celui-ci plus que la plupart. C’est un homme d’action, mais c’est une puissance maléfique qui le pousse à agir.
— Comment cela ?
— Ce Mogaba est le centre et la cause de tout ce que Mogaba accomplit. Il sacrifiera son meilleur ami sur un autel dédié à sa personne, quoique pas même un dieu ne pourrait convaincre l’ami en question de cette menace. Chacun des ordres cruels que donne Mogaba révèle davantage la tache noire qui dévore son âme. Il a changé comme la plus parfaite grenade changera quand la moisissure s’insinuera sous sa peau. »
Et zou, une nouvelle tranche de blabla de cacique.
« Porte-étendard ! J’étais averti de la sombre menace qui pèse sur mon peuple, mais je suis honoré que tu nous aies jugés suffisamment dignes d’intérêt pour mériter d’être alertés, malgré tous les autres soucis qui t’accablent. Tu as agi avec amitié et générosité. Nous n’oublions pas ceux qui nous ont tendu la main.
— Merci. Votre réponse me procure grand plaisir. » C’était rien de le dire. « Et si Mogaba fait en sorte que vous soyez attaqués…
— C’est déjà le cas, soldat de pierre. Ceux du Sud sont en train de mourir à quelques pas d’ici. Quand l’évidence s’est faite que nous étions prisonniers ici, nous avons étudié chaque pouce du terrain où nous aurions sans doute à livrer bataille. Nous ne sommes pas dans nos marais, mais les principes du combat sont les mêmes. Nous nous préparons pour cette nuit depuis des semaines. Ce qui restait à découvrir, c’est qui choisirait de devenir notre ennemi.
— Hein ? » Je pouvais devenir bête comme un caillou quand j’étais pris de court.
« Tu devrais rejoindre ceux qui comptent sur toi pour les diriger. Agis avec la certitude que l’amitié des Nyueng Bao t’est acquise.
— Un honneur.
— Ou une malédiction. » Le vieil homme a gloussé.
« Est-ce que cela veut dire que vos gens vont maintenant parler aux miens ?
— Il ne faudrait pas exagérer. » Il a gloussé de nouveau. Sa femme a souri aussi. Décidément, quel joyeux drille ! Le roi de la rigolade. Puis il a repris : « Thai Dei, accompagne cet homme. Tu pourras répondre si on te parle, mais seulement en mon nom. Guerrier d’os, voici mon petit-fils. Il te comprendra. Envoie-le-moi si tu veux me contacter. Ne le fais pas à la légère.
— Je comprends. » Je m’y suis repris à deux fois pour me lever, embarrassé que j’étais par mes jambes pliées. Un des gosses a ri. J’ai osé promener un regard pour essayer de voir la réaction de la femme de rêve qui avait apporté le thé, certain que Ky Dom n’était pas dupe. Un gosse dormait sur son bras gauche. Éveillée, elle observait. Elle avait l’air fatiguée, anxieuse, à la fois perdue et déterminée. Plus ou moins comme nous tous. Quand les gémissements montaient de l’obscurité, elle plissait le front et tournait la tête dans cette direction. La douleur de l’autre l’affectait comme si c’était la sienne.
Je me suis incliné pour sortir. Le Nyueng Bao Thai Dei m’a ramené vers mon territoire familier.